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vue nette, le coup d’œil juste et rapide, le jugement sain, en un mot le bon sens, et, grâce à ce précieux ensemble de qualités exquises, il s’était de bonne heure approprié l’expérience des autres.

Il y avait déjà cent cinquante ans au moins que les progrès et l’emploi plus fréquent de l’artillerie dans les sièges avaient changé les conditions et les principes de l’architecture militaire. Née en Italie vers le commencement du XVIe siècle, éprouvée par toutes les luttes de cette belliqueuse époque, et surtout pendant la grande insurrection des Pays-Bas contre Philippe II, la fortification moderne avait établi, par d’illustres exemples, sa supériorité sur l’ancienne. Ce n’est pas à dire que partout les bastions se fussent substitués aux tours, ni que les hautes murailles eussent partout fait place aux remparts abaissés et terrassés : il y avait encore peu de forteresses entièrement construites d’après les nouvelles exigences de l’art militaire ; la plupart offraient un mélange d’ouvrages disparates et mal entendus, un raccord de pièces neuves appliquées à l’aventure sur un fond à l’antique. L’essentiel de l’art moderne, qui est le principe d’assurance mutuelle entre les diverses parties d’une fortification, était sans nul doute bien mal observé ; mais il n’en était pas moins reconnu et proclamé, même par ceux qui l’observaient mal.

Il en était de la fortification comme de l’armée ; les bons élémens ne manquaient pas plus dans l’une que dans l’autre ; il ne s’agissait que de les dégager et mettre en ordre. Pour une pareille œuvre, ce n’était pas le génie d’invention qui était nécessaire, c’était le bon sens et l’esprit d’arrangement. « User des ordonnances avec les troupes comme des remèdes dans les maladies : n’en guère faire, mais les bien appliquer, » c’est une maxime de Vauban, et c’est exactement ce qu’a fait Louvois. Changez deux ou trois mots : au lieu des ordonnances pour les troupes, mettez les règles dans la fortification, vous aurez exactement ce que Vauban a fait. Sur la fin de sa vie, quelqu’un le pressait de rassembler dans une œuvre didactique ses préceptes sur la construction des places. « Voilà bien des fois que vous me prêchez là-dessus, répondit-il à demi fâché ; je crois avoir assez fait connoître que je ne voulois point écrire sur la fortification pour le public ; je n’ai rien de nouveau à donner, et pour ne dire que ce qui a été dit, il vaut mieux se taire. Après tout, voulez-vous que j’enseigne qu’une courtine est entre deux bastions, qu’un bastion est composé d’un angle, de deux faces, etc. ? Eh non ! ce n’est plus là mon fait[1]. »

Lorsque Vauban était entré au service, deux illustres ingénieurs, le chevalier de Ville et le comte de Pagan, achevaient leur carrière.

  1. Thomassin, Mémoires, t. Ier. p. 12.