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pour qui l’emploi plus ou moins régulier des deniers royaux n’était pas une affaire de conscience. Quelque trente ans après, Vauban croyait devoir signaler à M. Le Peletier de Souzy, alors directeur-général des fortifications, certains travaux qui avaient été entrepris sans nécessité, disait-il, et seulement « parce qu’on vouloit faire quelque chose qui pût donner moyen de chasser le bouc. Si vous n’entendez pas la signification de ce terme, ajoutait-il, je vous dirai que le feu chevalier de Clerville m’a autrefois appris que c’étoit faire ses affaires adroitement par voie indirecte ; devinez le reste. » Et sur la lettre même de Vauban, M. Le Peletier écrivait de sa propre main la note suivante : « Je crois qu’il suffit d’avoir connu le chevalier de Clerville pour savoir ce que c’est que chasser le bouc. » M. de Clerville était-il au moins d’une grande habileté dans son art ? Quoique Colbert lui eût fait donner le titre de commissaire-général des fortifications, et qu’il eût une certaine renommée dans le public, son mérite était fort contestable. Un juge excellent a dit de lui : « Dans la rédaction des projets de fortification, Clerville parut au-dessous de l’emploi éminent qu’il occupait ; les progrès que l’art devait à Pagan lui étaient inconnus[1]. » En dépit de son titre, il manquait absolument d’autorité parmi les ingénieurs. L’un d’eux, Deshoulières, qui construisait en 1667 la citadelle de Tournai, écrivait à Louvois : « Le sieur de Clerville, à qui je n’ai pas dit un seul mot de la conduite que je voulois tenir, non plus que du temps et de la dépense, a remarqué plusieurs défauts à la citadelle ; les flancs lui en semblent trop grands, parce que ceux qu’il a faits à Marseille sont de trois toises, et que ceux-ci sont de vingt-deux. Il blâme en général toutes les citadelles, et n’étoit pas d’avis qu’on fît celle-ci ; la plus forte de ses raisons est : ville prise, château rendu, comme si ce proverbe avoit la vertu d’ouvrir les murailles et de bouleverser des remparts. »

Si le chevalier de Clerville s’expliquait de la sorte à Tournai, il était bien peu conséquent avec lui-même, car en ce temps-là précisément il s’ingéniait à Paris pour emporter l’honneur de construire la citadelle que Louis XIV voulait faire, afin d’assurer Lille, sa récente conquête, à la fois contre les attaques du dehors et contre les révoltes à l’intérieur. C’était le 28 août 1667 que d’espagnole Lille était devenue française, et dès le 7 septembre M. de Clerville, au témoignage du marquis de Bellefonds, commandant en Flandre, avait fait tant de plans et de projets que l’on ne pouvait être embarrassé que du choix.

  1. Aperçu historique sur les fortifications, les ingénieurs, et sur le corps du génie en France, par le colonel Augoyat, 2e édition, t. Ier, p. 71.