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sorte d’entité, appelée matière organisée, qui serait douée, on ne sait pourquoi ni comment, de la propriété d’atteindre à des fins : ce qui existe en réalité, c’est un ensemble de solides, de liquides, de tissus, de canaux, de parties dures, de parties molles, en un mot un ensemble incalculable de causes secondes et d’agens aveugles qui tous se réunissent dans une action commune, qui est la vie. Ce qu’il faut expliquer, c’est comment tant de causes diverses s’entendent pour arriver à produire cette action commune ; c’est cette coïncidence de tant d’élémens divergens dans un effet unique. Dire que cette rencontre, cette coïncidence est une chose toute simple et s’explique par une vertu accommodatrice dans la matière (car n’est-ce pas là ce que M. Littré appelle la propriété de s’ajuster à des fins ?), c’est ressusciter les vertus dormitives et autres de la scolastique. Dans un autre écrit[1], M. Littré a pourtant combattu avec une éloquente vivacité la vertu médicatrice de l’école hippocratique. En quoi est-il plus absurde d’admettre dans la matière organisée la propriété de se guérir soi-même que la propriété de s’ajuster à des fins ?

Nous croyons donc que le positivisme se débat entre deux courans contraires. L’esprit élevé et scientifique de M. Littré sait très bien que le matérialisme n’est pas démontré, et il voudrait se tenir à égale distance de cette doctrine et de la doctrine opposée ; mais d’un autre côté les habitudes de l’éducation, l’entraînement fatal du savant, qui n’a pas trouvé de contre-poids dans l’étude des sciences psychologiques et morales, plus que tout cela peut-être, la pression de certains disciples plus ardens que ces tempéramens ne satisfont point, telles sont les causes de ce conflit interne dont le positivisme doit se dégager, s’il veut compter parmi les sérieuses écoles philosophiques de notre temps.

Le second point sur lequel cette école me paraît manquer d’esprit philosophique est sa négation absolue et exclusive de toute métaphysique. Je n’entrerai point, ici dans la question tout abstraite (et qui serait déjà un problème métaphysique) de savoir s’il y a des idées absolues dans l’esprit humain, et si à ces idées correspond en dehors de nous quelque chose d’absolu ; mais, prenant la question du dehors, je dis que retrancher de l’esprit humain la recherche des causes premières et des causes finales est une tentative si violente, si contraire aux lois de notre entendement, si démentie par l’histoire, que je ne puis concevoir que les positivistes aient l’espoir d’y réussir. Assurément leur critique de la métaphysique est bien faible et bien superficielle en comparaison de celle de Kant.

  1. Revue des Deux Mondes du 15 avril 1846.