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description longue et minutieuse, comme celle que nos romanciers ont mise à la mode, mais il va droit au trait principal, et en quelque façon au trait moral. D’un coup de crayon, par exemple, il ressuscite les Condés. « Leurs sinistres portraits d’éperviers, de vautours, de dogues, ont tous un air d’âpreté famélique. La vie humaine était légère pour eux. » Qui peut oublier la Farnèse, a cette grosse Lombarde bien empâtée de beurre, de parmesan, » et cette figure du régent, pris à deux époques différentes, avant le système et après, et Dubois, « au mufle fort, de grossière animalité, d’appétits monstrueux, qui doit en faire ou un vilain satyre de mauvais lieux, ou un chasseur d’intrigues nocturnes, une furieuse taupe, qui de ce mufle percera dans la terre ces trous subits qui mènent on ne sait où ? » Mais le portrait de Dubois ne s’arrête pas là ; l’historien gratte, selon son système, l’écorce morale du personnage : « il avait du flair, de la ruse, un pénétrant instinct ; mais, pour mentir à l’aise, il feignait d’hésiter, il avait l’air de chercher sa pensée, bégayait, zézayait… » Est-ce tout ? Non, relevez ce trait inattendu : « dans ses lettres, c’est tout le contraire ; il écrit de la langue nouvelle et si agile qu’on peut dire celle de Voltaire. » A côté de Dubois la taupe, nous pourrions placer ici Mme de Prie, l’araignée. Nous verrions qu’en fait de couleurs et de métaphores M. Michelet n’est jamais à court ; en plus d’un endroit de la Régence, on se demande si l’on a sous les yeux l’histoire du XVIIIe siècle ou bien un chapitre d’un de ces livres si pittoresques, l’Insecte et la Mer. M. Michelet s’est accoutumé à trouver partout la personnification et le symbole. Cela tient à ce qu’il veut, partant d’une idée, en déduire toute l’histoire du monde, comme une conclusion dérive d’une prémisse. L’histoire, pour lui, n’est autre chose que la lutte de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. « Cette guerre, dit-il dans cet éloquent développement synthétique qui forme son Introduction à l’histoire universelle, a commencé avec le monde et ne finira qu’avec lui… La fatalité nous poursuit, ajoute-t-il ; la liberté morale est prévenue, opprimée par les influences locales de races et de climats. » Il est plein de cette idée-là, la répand dans tous ses ouvrages. Tout ce qui explique la vie morale au moyen de la vie matérielle, par l’influence des forces physiques, par l’aspect extérieur des choses, séduit sa mystique imagination. Il dit que la France et l’Angleterre sortent du mélange celto-latino-germain, comme l’huile et le sucre résultent de la combinaison de l’hydrogène et du carbone. L’homme, ainsi qu’un miroir, réfléchit pour lui la contrée ; l’Allemagne par exemple est toute dans la figure de l’Allemand ou dans le cours du Rhin.

Avec une telle confiance en sa divination, M. Michelet s’avance à travers l’histoire comme un homme croyant aux fantômes et aux revenans s’avancerait dans un cimetière ; à chaque pas, il dresse l’oreille, aiguise son regard, et sa main ne s’étend jamais pour une vaine étreinte. Le passé,