Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/759

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour lui, ressemble à la forêt enchantée de la Jérusalem délivrée ; il y entend des voix mystérieuses, y saisit de vagues existences que nul autre n’y soupçonnerait. Le XVIIIe siècle, si net et si prosaïque, où tout est marqué au coin de l’intérêt personnel, lui apparaît, aussi bien que la figure indécise du moyen âge, sous des couleurs un peu fantastiques. Le vague murmure panthéistique qui emplit les livres de l’Oiseau, de l’Insecte, de la Mer, s’y retrouve, comme dans toutes ses autres publications historiques, couvert en quelque façon par le concert retentissant de la voix humaine. Chacun a pu lire dans la Sorcière ces deux chapitres si pénétrans d’humour : « pourquoi le moyen âge désespéra, et le petit démon du foyer. Le sentiment et le ton qui dominent dans ces pages sont le fond même du talent de M. Michelet et l’accompagnent à travers les siècles. Si l’on consent à oublier qu’il s’agit d’histoire, on admire franchement l’écrivain qui, avec une telle sécurité, retrouve ou croit retrouver les attaches fragiles des sentimens, suit de l’œil les sourdes infiltrations des idées, pénètre au cœur des choses et des personnages, puis, de retouches en retouches, au travers d’innombrables sinuosités de composition, parfait le tableau multiple et complexe, recueille les moindres lueurs qui lui semblent propres à l’éclairer, et dégage cette essence de vie qui s’exhale de tous ses écrits. Le temps et l’âme peuvent marcher, et, par d’incessantes métamorphoses, changer les aspects de l’horizon : l’intelligence de M. Michelet se pique d’égaler cette mobilité, de saisir l’éclair au passage, d’avoir raison des accidens mêmes et des traits les plus fugitifs. Malheureusement l’histoire ne se peut guère traiter de cette façon ; le jugement risque de mal étreindre à trop embrasser, et la vérité, qui demande à sortir, au moins en partie, d’une démonstration claire et nette, demeure perdue et enveloppée dans tant de plis et replis.

Les graves défauts de proportion que présentent presque tous les ouvrages de M. Michelet, l’agencement parfois singulier des parties qui les composent, s’expliquent donc par les tyranniques préoccupations qui gouvernent sa plume et son esprit, qui d’avance déterminent la nature des aperçus où il s’arrêtera, et le portent à se prendre aux hommes et aux événemens par de certains côtés spéciaux et exclusifs. Ce n’est pas là, il faut bien le dire, un clair profit pour la réalité historique. L’historien a pour devoir de subordonner, dans l’architecture de son récit, les choses secondaires aux principales, de laisser effacés dans la pénombre les faits de petite portée. Or le regard de M. Michelet s’abuse volontiers sur la perspective. À force de contempler tel objet placé à l’arrière-plan, il le voit plus gros et plus rapproché. De là par exemple ce développement excessif auquel l’entraîne Manon Lescaut : c’est toute une étude littéraire, philosophique et sociale qui vient s’interposer dans le récit. Qu’importe à l’auteur le soin de l’à-propos, pourvu que son livre y gagne dix pages attrayantes sur l’abbé Prévost ? Mais comment pourrons-nous rentrer dans l’histoire