Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 52.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par exemple Bossuet et Montesquieu, si l’on veut choisir les contrastes les plus éclatans, avoir son idée fixe et maîtresse. L’un, rapportant tout à l’église, contemplant le mouvement des choses et des êtres du haut de la chaire épiscopale, avait nié que les peuples fussent les ouvriers de leurs destinées ; il avait ramassé et jeté aux mains de Dieu les rênes de tous les empires. L’autre, plus positif et plus humain, avait rabaissé à notre portée le sens historique dont Bossuet mettait le foyer dans la nue du mont Sinaï parmi la foudre et l’éclair ; il s’était emparé des faits multiples du monde moral, et à son tour il avait bâti une thèse absolue sur l’influence des climats. M. Michelet, lui, a emprunté à Vico sa philosophie et ses audacieuses idéalisations ; il a vulgarisé parmi nous la doctrine historique qui soumet à des lois fatales et régulières le développement des sociétés, qui ôte aux grands hommes leur puissance et leur rôle d’initiateurs, les amoindrit et les rapetisse au profit de la masse. Sa devise est l’opposé de celle de Bossuet, il déclare que « l’humanité est son œuvre à elle-même. » Pendant trois années, de 1827 à 1830, il dirige et fortifie son intelligence dans ce sens. À partir de ce moment, la philosophie hégélienne commence à le pénétrer, et ce double courant décide le pli de son esprit : il ne sera pas le véritable historien français, net, clair, précis, bien équilibré, à égale distance d’un spiritualisme outré et d’une excessive préoccupation de la matière ; il aura en lui définitivement le vague et l’ondoiement des spéculations et du panthéisme de l’Allemagne. Ce génie de la symbolisation, que nous constations tout à l’heure dans ses ouvrages, s’empare en même temps de sa pensée ; il s’affirme en 1837 dans les Origines du droit français, où l’on voit que le caractère national des peuples, leur essence, l’idée fondamentale de leur vie et de leur développement se traduisent pour l’historien dans leurs coutumes primitives, leurs actes juridiques, leurs rites spéciaux. Un moment il semble vouloir, par des pamphlets religieux et philosophiques, se mettre en possession d’une certaine popularité, différente de celle qu’il avait déjà revendiquée et conquise ; mais il ne monte qu’à demi l’escalier de la tribune et revient bientôt à ses chers travaux de penseur à l’ombre, comme on disait autrefois à Rome, pour continuer de mêler ensemble dans un labeur fébrile la philosophie, la science et l’histoire. Il s’y établit de plus en plus dans ses points de vue préférés et développe sa profonde sensibilité. Dès l’abord, on avait pu prévoir que cette sensibilité même serait l’essence de son talent. C’est elle aussi qui a souvent altéré en lui cette sérénité de vues et d’idées qu’on doit réclamer de l’historien, surtout depuis que l’histoire, émancipée, prétend procéder scientifiquement, comme la chimie, la physique, la géologie. Il est ému toujours et n’hésite pas à nous faire part de son émotion ; il voit les choses sous un certain angle, s’en tient à des perspectives qu’il travaille à nous imposer. Ce n’est pas qu’il manque de franchise et de loyauté : il n’y a peut-être pas un écrivain dont la conviction et la sincérité soient plus manifestes, qui ait