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un plus grand souci du public, qui prépare et qui traite sa thèse avec plus d’ardeur et de conscience ; mais lui-même se prend au piège de ses idées et devient la première victime de leurs séductions, il boit et aspire l’ivresse des pensées qu’il verse sur le papier. Comment s’étonner qu’il accepte parfois une image pour une vérité, une antithèse pour un fait, et se laisse aller à certaines illusions d’optique ? Il aura forcément des écarts fâcheux d’imagination à côté de puissantes et saines synthèses d’une vraie faculté intuitive. Une fois qu’en sa course haletante il se sera enfoncé soit dans le chaos des traditions vagues et lointaines, soit dans les ténèbres de quelque intrigue embrouillée, il voudra deviner et induire quand même. Or historien et poète sont deux : il y a des choses que le premier ne peut voir et ne doit qu’avec discrétion toucher par ses conjectures. Qu’un poète, qu’un romancier conçoive et crée un personnage à sa fantaisie, cette création est l’essence même de son travail ; il peut prêter à ce personnage tous les sentimens et toutes les idées qu’il lui plaît, lire dans son cœur à chaque instant, deviner ses moindres mouvemens ou aspirations. Cette divination lui appartient de droit, puisque c’est lui qui combine, ainsi qu’il l’entend ou que la nature le lui indique, les élémens psychologiques de l’être en question ; mais l’historien a un autre rôle : il ne crée ni ses personnages ni les faits, il les accepte en les vérifiant, et son commentaire se meut dans un cercle défini. Aussi à combien de réserves est-il tenu ! A moins d’avoir des preuves certaines de ce qu’il avance, il lui est interdit d’étaler les pensées intimes d’un homme, car en coudoyant la fiction il risque de fausser l’histoire et de dérouter un lecteur qui, n’ayant pas été aux sources, ne sait pas toujours à quoi s’en tenir, prendra le faux pour le vrai, et aura ainsi une bizarre idée des hommes et des choses.

La témérité des assertions, voilà donc un grave reproche qu’on peut adresser à M. Michelet. Non-seulement c’est un indomptable généralisateur, mais la nuit même ne l’arrête pas dans ses conjectures. Par exemple ne le voit-on pas, dans la Régence, signaler résolument la représentation de l’Œdipe de Voltaire comme un outrage prémédité contre le régent et insister, cinq pages durant, sur l’allégorie, retrouvant le duc d’Orléans dans le personnage d’Œdipe et la duchesse de Berri dans Jocaste ? Et que dire aussi des insinuations qui glissent de sa plume au sujet des relations qui auraient existé entre le petit Richelieu, le futur don Juan effréné, alors âgé de treize ans et demi, et Mme de Bourgogne, mère de Louis XV ? Tout cela ne nous donne-t-il pas quelque droit de dire à M. Michelet que dans son désir de savoir il a plus d’une fois manqué de sobriété, qu’il est certaines hypothèses plus que risquées qu’il convient de laisser en dehors de l’histoire, que le voyant et le visionnaire se touchent parfois de bien près, qu’en prenant de petits crépuscules pour de franches clartés on engage souvent le lecteur dans des routes où il chemine à tâtons ? Quand Tacite, cherchant les causes d’un fait, conclut par une hypothèse, ou arrête sa