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autre n’a su comme lui saisir et éclairer certains aspects du passé, ni rendre une chaleur plus vive à des existences collectives et individuelles. S’il était un de ces génies qui se résignent à des corrections et à des retouches, qui reviennent, à tête reposée, sur la chose conçue et écrite, il eût pu effacer des taches, des témérités, des exagérations qui affligent et qui déconcertent ; tel l’on se serait adouci, tel flot de lumière éblouissant jusqu’à blesser l’œil, amoindri et comme tamisé : l’Impression que ses livres laisseraient n’aurait pas quelque chose d’un peu pénible et de haletant, comme celle qui reste dans notre esprit ; mais, nous le savons, on ne peut demander à un écrivain du tempérament de M. Michelet de sacrifier rien de ce qu’il écrit sous l’empire d’une pensée ou d’un sentiment instinctif. Acceptons-le donc tel qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, et réservons-lui une place à part, auprès des hommes éminens à qui l’histoire, au XIXe siècle, aura dû son riche développement. Disons-nous que lorsqu’elle touche juste et voit clair, cette intelligence est bien près de réaliser l’idéal combiné de l’artiste et du savant ; mais n’oublions pas que, pour entrer impunément et sans grand péril dans les eaux tumultueuses de cette sirène aux magiques accens, il faut être sûr de soi et de son jugement, posséder déjà un fonds de savoir et d’érudition ; n’oublions pas surtout à quelle race d’esprits appartient M. Michelet : ses qualités, toutes personnelles, et intransmissibles comme ses défauts, ne sont pas de celles qui constitueront une nouvelle veine historique. L’héritage de M. Michelet ne saurait prospérer qu’à la condition d’être recueilli par un esprit de même trempe et de même allure, car il est des courans d’idées et de sentimens où le premier venu n’entre pas d’emblée. Tel maître, en disparaissant, emporte en quelque façon le moule où son œuvre se pétrissait. Aussi voit-on plus d’un écrivain, puissant et original par la poésie et l’audace, manquer d’une digne postérité. Ce sera peut-être le cas de M. Michelet. Il aura jeté dans le domaine commun de l’histoire une foule d’idées, parfois hautes, nouvelles, et dont quelques-unes semblent assurées d’une féconde germination ; mais lui seul a pu les vêtir et les formuler : les imitateurs qui tenteraient de reproduire son style et son inspiration échoueraient infailliblement, et cet isolement presque fatal où demeurera probablement le nom de M. Michelet, en prouvant et en consacrant à quelques points de vue sa grandeur et son excellence, est peut-être aussi ce qui condamne à d’autres égards le système adopté par lui dans l’histoire.


JULES GOURDAULT.