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est toujours celui qui subit les plus fortes avaries. — Dans une mer moins resserrée, la position n’eût encore rien eu de critique. Ici tout était péril. Mettre en cape, c’était se laisser porter à la dérive vers une île quelconque ; continuer de courir vent arrière, c’était demander au hasard une issue. À cette heure, les quatre navires partis ensemble de Smyrne étaient dispersés. Chacun d’eux suivit une inspiration différente. La Galatée tint la cape une partie de la nuit ; avant le jour, elle laissa arriver sur le cap Doro. Elle avait le meilleur pilote de l’Archipel, le fameux Dimitri ; mais que peuvent les pilotes lorsque la tramontana negra passe sur l’Archipel ? Toutes les côtes sont alors enveloppées d’une nuée épaisse, le ciel est bas et noir, la mer n’a pas d’horizon. Ce sont des tourbillons de neige fondue que la tempête chasse en hurlant devant elle. La Galatée jouait son existence sur un coup de dé : elle gagna. Au-dessus de lames déferlantes, on distingua tout à coup un point sombre. Était-ce le cap Doro ? était-ce le rivage escarpé d’Andros ? La vie et la mort étaient dans cette question. Dimitri affirma que c’était le cap Doro : quelques instans après, on apercevait l’île anglaise. On avait vidé le canal avant d’avoir pu s’assurer qu’on y était entré.

La Constellation fut relâcher à Milo, sans pouvoir dire peut-être par quel canal elle avait passé. La frégate les États-Unis, à bord de laquelle se trouvait le commodore Patterson avec ses deux filles, se crut un moment perdue. « En prière ! en prière ! » tel fut le cri de tout un équipage. La vague s’engouffrait entre Tine et Andros ; la frégate la suivit. Jamais, dans les plus beaux jours, navire de guerre ne s’était aventuré dans cette bouche étroite. Seul, un brick français, le brick la Flèche[1], inspiré par une heureuse audace, l’avait franchie la veille, quelques heures avant que la tempête n’éclatât.

Restait le Superbe. Il était de tous celui qui semblait avoir le plus de chances de salut. Il avait à peine cessé un instant de poursuivre sa route. Ses doutes sur sa véritable position étaient donc moindres. Le commandant calcula qu’il arriverait sur Andros avant le jour. Il vint au sud-est, inclinant ainsi vers la gauche, reconnut, dès huit heures du matin, Tine et Myconi, et fut rapidement emporté dans ce large passage, en y laissant, il est vrai, sa misaine, qui lui fut enlevée par une rafale ; mais il avait encore son petit hunier et toute une journée devant lui. Peut-être eût-il dû alors tenter de sortir de l’Archipel : on l’a dit après l’événement. S’il l’eût fait, ce n’eût point été d’ailleurs sans danger : toute une ceinture d’îles le séparait encore de la mer libre. L’île de Paros était peu distante : elle offrait le port de Nausse, vaste, sûr, habitué à receler

  1. Commandé par le lieutenant de vaisseau Pellion, aujourd’hui vice-amiral.