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de Michelot sous les yeux[1], je suivais tous les accidens de terrain si bien décrits par le Palinure des galères du duc de Vendôme. Voilà un pilote qui avait su d’avance se mettre à la portée du Furet. C’est que les galères étaient, bien moins que le Furet encore, en état de braver les tempêtes. Il importait donc de leur signaler le moindre abri, la moindre crique où elles pussent jeter le fer. Il faut voir de quel air on parlait alors de passer de la Sardaigne en Afrique, de faire canal, suivant l’expression consacrée.

Entre le cap Saint-Sébastien et Mataro, le calme nous prit : la mer, fouettée dans tous les sens, venait battre sous la poupe et la secouait rudement. Je crus que cette longue arcasse[2], dont j’étais si fier, allait s’arracher. C’eût été dangereux, mais c’eût été surtout cruel, car c’était à mes instances réitérées qu’on avait accordé ce que beaucoup de vieux marins, avec un grognement de mauvais augure, déclaraient un bien périlleux appendice. J’avais vu tous les cutters anglais affecter cette forme, je ne pouvais croire qu’il y eût danger à les imiter. En effet le danger ou l’inconvénient, pour mieux dire, n’existait que pendant le calme. Dès que le moindre souffle pouvait mettre le Furet en mouvement, cette poupe allongée le protégeait merveilleusement contre les lames. Aspirée en quelque sorte par le sillage, la mer eût plus aisément escaladé une muraille à pic. Il y a souvent une profonde sagesse cachée dans les traditions populaires. Il faut les retourner dans tous les sens avant de se décider à les rejeter.

Au jour, nous étions devant Mataro. La brise de sud-ouest, qui est la brise habituelle sur les côtes de Catalogne, se leva vers dix heures. Une corvette anglaise d’une rare élégance, la Favorite, qui arrivait de Gibraltar, vint pousser sa bordée jusqu’à terre. Nous nous trouvâmes à la même hauteur. Toute la journée, nous louvoyâmes sans nous perdre de vue. Les avantages étaient balancés. La Favorite avait plus de vitesse, nous serrions davantage le vent. À ma grande joie, nous arrivâmes les premiers sous le môle.

Nous avions ordre de pousser jusqu’à Cadix en touchant à Tarragone : notre traversée fut pénible, mais pleine d’intérêt. Je faisais connaissance avec la côte d’Espagne, et, grâce aux dimensions du Furet, j’en pouvais suivre aisément les contours. C’était plaisir de passer sous ces hautes montagnes, dont les noms sonores se gravaient à jamais dans ma mémoire. Nous voguions en pleine chevalerie. Apercevait-on au-dessus du château de Roalquilar un sommet large et plat, c’était la table de Roland ; cette brèche perdue au

  1. Description des côtes de la Méditerranée, dont les exemplaires sont devenus rares, et qui date du XVIIe siècle.
  2. Partie de la poupe qui se projette en arrière du gouvernail.