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milieu des nuages, vers le fond de la baie d’Altea, c’était le coup de sabre de Roland encore. Après les rochers noirs et déchiquetés vinrent les masses grisâtres et nues qui servent de boulevard à Grenade, puis le cap Sacratif et les cimes neigeuses de la Sierra-Nevada ; enfin le Vieux-Roc sortit du sein des flots, le détroit de Gibraltar s’ouvrit entre le mont de Ceuta et la pointe d’Europe. Par une nuit venteuse, le Furet franchit les colonnes d’Hercule : il faillit naufrager au port. J’eus l’imprudence d’écouter les avis d’un mauvais pilote qu’on m’avait donné à Barcelone, et, au moment d’entrer dans la baie de Cadix, je rasai de trop près la pointe sur laquelle s’élève le phare Saint-Sébastien : le Furet bondit de roche en roche et ne s’arrêta que dans un bassin sans issue. Comme chaque coup me retentit au cœur ! On n’oublie pas ces émotions-là ; à vingt-huit ans de distance, je crois les ressentir encore. Je parvins cependant à sortir du mauvais pas où je m’étais mis ; nous arrachâmes le Furet tout pantelant et tout déchiré du lit de cailloux sur lequel la houle l’avait battu pendant plus d’une heure : il avait perdu sa fausse quille et son gouvernail. J’étais fort confus. Le capitaine de l’Algésiras, qui commandait la station française sur les côtes de l’Andalousie, se trouvait à Cadix ; je dus lui aller conter ma mésaventure : il avait l’indulgence que l’expérience ne refuse pas même à l’étourderie. « Bah ! me dit-il, vous en verrez bien d’autres. Rappelez-vous seulement ce proverbe breton : qui veut vivre vieux marin doit saluer les grains et arrondir les pointes. »

Nous entrâmes dans le canal de Puerto-Real pour nous réparer. L’arsenal de La Caraque, qui avait été si splendide, ne présentait alors aucune ressource : les magasins étaient vides, les portes des bassins ruinées, les officiers mendiaient leur pain. Si les révolutions sont quelquefois nécessaires, il faut avouer que ce sont de durs momens à passer. Nous trouvâmes à Puerto-Real un compagnon d’infortune : c’était le capitaine d’un brick de commerce anglais qui revenait de Terre-Neuve ; il avait pris le feu de Saint-Sébastien pour celui de Tarifa et s’était jeté sur l’isthme de Léon, croyant donner dans le détroit de Gibraltar. L’erreur était un peu forte, mais toutes les erreurs en marine semblent énormes une fois qu’on les a reconnues ; j’en ai vu commettre de plus singulières par des gens qui n’étaient pourtant pas des maladroits. Ce capitaine anglais était un excellent homme ; il me prêta ses pompes, et je l’invitai à partager nos modestes repas. Il se louait peu des navires de guerre de sa nation qui étaient sur rade ; il les accusait de faire déserter ses matelots pour compléter leurs propres équipages. La chose n’était pas impossible, car j’ai toujours vu les vaisseaux anglais à court d’hommes. Ce qui est bien certain, c’est que, chez le peuple