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suite de n’y apporter ni préventions ni compromis d’aucune sorte. Davoud-Pacha ne feuilleta pour la première fois le règlement de 1861 qu’à bord du paquebot de Syrie, et on l’entend souvent dire que, s’il n’eût pas été trop tard pour se raviser, il aurait décliné le mandat ou ne l’aurait du moins accepté qu’en faisant de nombreuses conditions. A coup sûr, ce n’est pas sa première entrevue avec les Libanais qui dut le remettre en goût. Elle eut lieu le 18 juillet 1861, près de Beyrout, sur l’emplacement du camp français, où, par une dérision fortuite ou calculée, Fuad-Pacha avait convoqué les représentans de la montagne pour leur notifier l’inauguration du régime qui donnait un si cruel démenti à toutes les espérances nées de l’intervention française. Le nouveau gouverneur-général ne fut salué à son apparition que par les malédictions de quelques centaines de femmes de Deir-el-Qamar et de Djezzin, veuves, mères, filles de massacrés, qui, vociférant, sanglotant, se frappant à coups redoublés la poitrine, s’arrachant les cheveux, ramassant la poussière du chemin pour s’en couvrir la tête, erraient comme des folles le long de la haie de soldats turcs qui défendait l’abord de l’estrade officielle. Parmi ceux-ci, plus d’une disait reconnaître les meurtriers des siens. L’élément maronite n’était guère représenté que dans cette lugubre émeute de désespérées, car il n’eût certes pas avoué à pareil moment son tribun favori Yussef Caram-Beck, lequel, toujours dupe de cette incurable circonspection arabe qui l’a si souvent empêché d’avancer ou de reculer à propos, avait consenti, bien qu’implicitement relevé des fonctions provisoires où Fuad-Pacha avait eu l’adresse de l’enchevêtrer, à venir faire nombre avec les croque-morts turcs et européens de cet enterrement présumé de la nationalité libanaise. Pas un seul délégué du Kesraouan en particulier n’autorisait de sa présence la proclamation de cette monstruosité : que désormais les Maronites, dont le nombre est sept fois celui des Druses, huit fois celui des Grecs schismatiques, douze fois celui des Grecs catholiques, vingt fois celui des Métualis, trente fois celui des musulmans, ne comptaient pas plus à eux tous que la moindre de ces minorités[1], dont deux avaient dû être pour le moins aussi stupéfaites que flattées de se voir ériger en « nations. »

Cette assimilation réalisait, il est vrai, le rêve favori des Grecs catholiques et schismatiques ; mais ils auraient pour le moment préféré à la consécration de leur existence morale comme « nations » la garantie de leur existence physique comme individus. C’étaient

  1. Le règlement de 1861 n’accordait aux Maronites, comme à chacun des cinq autres élémens de la population libanaise, que le sixième des voix (2 sur 12) dans chacun des deux grands conseils administratif et judiciaire.