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missement de la chair, employer la force, ce qui signifiait pour le moment les soldats turcs, à protéger les Druses contre les malédictions et les clameurs d’une cité à qui Druses et Turcs n’avaient laissé que ce moyen de défense en n’y laissant guère de vivant que des femmes, — jeter pour l’exemple les plus acharnées, c’est-à-dire les plus désespérées de ces malheureuses, dans cette prison du sérail dont les murs et les dalles gardaient l’empreinte encore rouge du massacre, — ne pas craindre en un mot de faire dire que, pour son début, le gouverneur chrétien enchérissait sur le commissaire ottoman, et qu’après Fuad-Pacha, qui s’était contenté d’éluder les griefs de la population, Davoud-Pacha venait les transformer en délits, — voilà, bon gré, mal gré, la solution naturelle et légale qui se présentait. Mais c’était d’une part justifier et exaspérer les préventions locales, qui, fussent-elles matées sur place, allaient se réveiller en échos indignés dans l’ensemble des trois communautés chrétiennes de la montagne, toutes représentées, on l’a vu, à Deir-el-Qamar, et c’était d’autre part donner aux sauvages passions des masses druses, qui épiaient le premier acte du gouverneur pour s’en faire une règle de conduite, le double encouragement d’une sauvegarde officielle de leur passé et d’une apparente solidarité de défensive entre elles et la nouvelle administration. Au point de tension où il trouvait les choses, Davoud-Pacha se serait vu sur les bras une formidable coalition chrétienne et une nouvelle guerre civile avant de pouvoir dissiper le malentendu.

Se rejeter sur l’expédient opposé, rester neutre dans un conflit où le gouvernement ne pouvait intervenir en faveur de la loi qu’en outrageant l’équité et réprimer le désordre qu’en le généralisant, — compter, non pas certes pour la réconciliation, mais pour une sorte d’apaisement sans lequel la réunion des divers élémens de l’administration centrale devenait impossible, sur l’intérêt évident et avoué des chefs druses à témoigner à force de ménagemens et d’avances leur regret du passé, c’était une solution moins pratique encore, et l’obstacle, tout bien considéré, ne venait peut-être pas ici tant des terreurs de la population survivante que des terreurs des meurtriers eux-mêmes. Exposés à se rencontrer chaque jour face à face avec quelque parent de leurs victimes qui, dans les idées du pays, aurait sur eux un incontestable droit de talion, sauraient-ils tous résister à la tentation de saisir et au besoin de faire naître le prétexte de légitime défense pour se libérer de la dette de sang par la mort du créancier ? Or qu’on s’imagine à ces heures de lugubre anxiété, de farouche attente, où, d’un bout à l’autre du pays mixte, chrétiens et Druses s’observaient, l’oreille tendue à tous les bruits et la main sur le couteau, qu’on s’imagine arrivant de sommet en