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Deux ans se passent ; écoutez ce cri navrant sorti de la pauvre mansarde, vous aurez le point de départ d’une symphonie où la lutte de l’âme contre la destinée finit par se fondre en quelque sorte dans un stoïcisme chrétien, un stoïcisme qui méprise sa douleur personnelle et chante à pleine voix pour tous ceux qui souffrent. La misère, disait-elle, la misère au teint hâve, aux bras de squelette,

Celui qui n’a jamais crié sous ses étreintes,
Qui, robuste et joyeux, a toujours eu du pain ;
Celui qui ne sait pas ce que c’est que la faim,
Celui-là, s’il gémit, ah ! ses larmes sont feintes !
Comme un vain bruit du vent son vain sanglot se perd ;
Rien en lui ne me touche ; il n’a jamais souffert !

Elle dit cela aux premiers jours de détresse ; laissez la souffrance accomplir son œuvre dans cette âme courageuse et tendre, vous verrez quels démentis elle va se donner à elle-même. Comme elle saura bien qu’il y a d’autres douleurs encore que celles de la faim ! Passion et compassion, tel est le résumé de son livre. Et ce n’est point une compassion banale. Accoutumée à vivre avec la douleur, elle sait quel en est le prix et ce qu’on en peut tirer. Cette science, elle la montre à ses frères, non comme une doctrine régulièrement déduite, mais comme on partage un pain trempé de larmes ; Ne dirait-on pas un Vauvenargues féminin quand elle écrit ces mots : « L’attendrissement sur soi-même et vis-à-vis de ses peines est une fâcheuse et meurtrière faiblesse. Le mot de la vie est d’aller en avant : pour atteindre les hauteurs, ne faut-il pas franchir des précipices ? L’action est le remède à la souffrance… Mais si déjà les défaillances de la solitude sont déplorables, combien plus encore le sont les plaintes vis-à-vis des autres ! Pauvre âme ensanglantée, à quoi bon ? Souffre sans te plaindre, agis sans te montrer, triomphe dans ta conscience, le malheur lassé prend fin quelquefois. Et d’ailleurs qu’importe ? la vie elle-même se lasse, le but arrive, la tâche est faite ; alors seulement le soldat valeureux rend les armes. » Et à la page suivante : « Plus on vit, plus on voit qu’il faut se préoccuper des autres dans la grande affaire de ce monde… L’homme est inerte de sa nature, et si quelque sensation douloureuse n’aiguisait ses facultés actives, il s’annihilerait dans le repos de l’apparent bonheur. Plus la leçon est rude, plus les effets sont bons. Et ne croyez pas que je parle ainsi comme ferait un paresseux emmaillotté de bien-être et caressé par des amitiés douces, J’écris avec mon sang, et j’ai grand’peine à contenir, le brisement de mon cœur. Je commence par m’adresser à moi-même les exhortations que je fais aux autres : Dieu sait combien j’ai besoin d’invoquer le courage ! » Ainsi elle va le long de son chemin hérissé d’épines, ainsi elle