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esprits et se sont fondus en air, en air subtil. » Ces illusions sont un des pièges dont le critique doit le plus se méfier, lorsque, sortant de cette condition momentanée de poète, il essaie de déterminer le caractère réel des œuvres qui les ont fait naître. Il doit être assez modeste pour se rappeler que ces fantaisies de son imagination sont un don du poète lui-même et pour ne pas croire enrichir son bienfaiteur en lui prêtant les propres bienfaits qu’il en a reçus. Shakspeare en particulier, qui est le plus suggestif des poètes, octroie à l’imagination de son lecteur avec une libéralité inépuisable les illusions, les fantasmagories et les caprices. Cependant, si nous nous avisions de confondre les rêveries qu’il nous suggère avec les réalités poétiques qu’il exprime, si, non contens de lui rapporter l’honneur des fantaisies de notre imagination, nous donnions ces fantaisies comme ses conceptions propres, nous l’appauvririons et le diminuerions certainement au lieu de l’enrichir et de le grandir. Et d’ailleurs n’est-il pas vrai que ce qu’il y a de réellement précieux dans ces suggestions, ce ne sont pas les pensées qui en résultent, pensées qui sont toujours à la taille de notre âme plutôt qu’à la taille de l’âme du poète, c’est le mouvement d’impulsion par lequel ces pensées ont pu naître ? Ce sont non pas les pauvres choses que nous pouvons rêver en le lisant qui lui appartiennent, mais bien le principe même de notre rêverie. L’opinion que nous allons exprimer n’est donc peut-être, elle aussi, qu’une de ces illusions nées des vapeurs d’un cerveau échauffé par la lecture, et cependant nous ne le croyons pas. Sachant combien est facile la substitution de la pensée du lecteur à la pensée du poète, nous avons voulu soumettre notre hypothèse à l’épreuve redoutable d’une lecture trois et quatre fois répétée, à intervalles assez éloignés pour laisser à notre imagination le temps de se refroidir et de reconnaître qu’elle a rêvé ; or comme, loin de l’affaiblir, chaque lecture n’a fait que donner à notre hypothèse une force nouvelle, nous avons conclu de cette persistance à un fonds de réalité, et nous n’hésitons pas à croire que, si elle n’est pas la vérité absolue, elle s’en rapproche cependant beaucoup.

Cette hypothèse, la voici exprimée en deux mots : la Tempête est très évidemment la dernière pièce de Shakspeare, et n’est autre chose, sous une forme allégorique, que le testament dramatique du grand poète, ses adieux à ce public fidèle par lequel il avait fait applaudir, dans le court espace de vingt-cinq ans, vingt-cinq chefs-d’œuvre bien comptés, plus onze pièces spirituelles et charmantes qui formeraient pour tout autre que lui la plus enviable des couronnes, enfin la synthèse poétique, ou, comme s’exprimerait Prospero dans son langage de magicien, le microcosme du monde