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dramatique qu’il a tiré de son imagination. Id est demonstrandum, tel est le sujet des pages présentes.

Nous ignorons la date exacte de la Tempête, mais cette date, quelle qu’elle soit, ne peut être placée qu’entre les années 1610 et 1613 ; par conséquent, si on ne peut affirmer qu’elle est la dernière pièce de Shakspeare, on sait de science certaine qu’elle est une des dernières. Cela étant, on peut d’abord éprouver quelque étonnement de la singulière fantaisie qui a fait placer par la plupart des éditeurs anglais cette production en tête des œuvres qu’elle devrait clore au contraire ; mais un examen plus attentif dissipe cet étonnement et révèle que ces éditeurs ont agi avec plus de sagacité qu’ils ne le croyaient sans doute eux-mêmes, car cette pièce inaugure encore mieux le glorieux volume qu’elle ne le termine, et forme plus naturellement encore le prologue que l’épilogue de l’œuvre de Shakspeare.

Vous vous rappelez cette mode aussi élégante que judicieuse des frontispices emblématiques dont nos pères avaient l’habitude d’orner les éditions de leurs livres ? Nous l’avons à peu près supprimée, comme tant d’autres choses. Réforme regrettable ! ces frontispices bien exécutés étaient pour l’imagination du lecteur la meilleure des préparations ; c’était comme un avertissement, comme une information par signes de l’âme que vous deviez prendre si vous vouliez goûter le livre, comme une invitation à entrer ou à vous retirer selon la tournure de votre esprit ou vos dispositions du moment, et de même que l’ouverture d’un opéra exprime d’abord sous forme générale et quasi abstraite les passions que le drame lyrique va diviser entre un certain nombre d’individus déterminés, leurs figures éloquentes vous résumaient sous une forme abrégée et comme en quelques mesures la musique mystique éparse dans les histoires et les poèmes. N’est-il pas vrai que vous étiez mieux préparé, quelque intelligent que je vous suppose, à comprendre le caractère vrai de l’histoire romaine lorsqu’un ingénieux frontispice vous résumait en emblèmes sensibles les traits divers de la force organisée : buffles farouches domptés pour le travail, lions attelés à un char de fête, trophées de victoires surmontés des aigles aux ailes éployées, statue de la louve instruite à la maternité par l’ordre tout-puissant des dieux, colonnes brisées à l’ombre desquelles rêve un esclave au front bas en serrant dans sa main impuissante la poignée d’un glaive séparé de sa lame, et enfin, au-dessus des temples et des arcs de triomphe, volant dans un ciel orageux et sillonné d’éclairs, les deux vautours qui suivaient toujours l’armée de Marius, avec les colliers de fer que leur avaient attachés au cou les soldats des légions ? N’est-il pas vrai encore que vous pénétriez