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un ministre anglican ventru, un Californien tout enivré encore des délices du bal Mabille, dont il remporte un impérissable souvenir, un ancien capitaine héros de Gettysburg, mais désabusé de la gloire, qu’il qualifie de humbug, et principalement occupé à soigner une caille apprivoisée qui semble absorber toutes ses affections, quelques Anglais comme on en voit partout, enfin une troupe d’Allemands lourds, naïfs, sourians, laids de cette laideur gauche et ingrate qui devient pourtant sympathique à force d’innocence et de simplicité, complètent à peu près mon petit monde. J’oubliais un Français déserteur de l’armée confédérée et ruiné par la guerre civile. C’est un artisan émigré en Louisiane, qui commençait à y acquérir une modeste aisance et songeait au retour quand la guerre éclata. Quoique étranger, on le força de s’enrôler. Envoyé dans le Texas, au milieu des marais, et rongé de fièvre, il résolut de s’enfuir avec quelques-uns de ses camarades. Construisant un radeau avec des troncs d’arbre, ils y mirent des armes, des munitions et leurs vêtemens ; puis, tantôt nageant, tantôt embourbés dans la vase et les herbes, le courant contre eux, l’œil au guet, les balles sifflant à leurs oreilles, ils arrivèrent au bout de dix heures aux avant-postes fédéraux. Ce pauvre homme n’est point emphatique ni raisonneur, il ne parle guère et s’abstient de rien juger. Il faut seulement l’entendre raconter son dénûment et ses souffrances : rien n’est éloquent comme les faits.

13 juin.

La traversée s’achève en partie de plaisir. La mer est brillante et bleue comme la Méditerranée. Tous les visages s’épanouissent à l’espoir de la délivrance. De temps en temps, un voilier nonchalant passe à l’horizon. On échange le salut maritime et la pittoresque cérémonie des pavillons bariolés.

Je me mêle aux groupes, je cause politique, je m’informe de l’élection présidentielle et des chances des partis. Je ne vois guère que des républicains et des amis de Lincoln. Tous parlent mal du général Mac-Clellan, sauf l’ancien maître d’hôtel, homme réservé par métier et qui semble être avant tout du parti de ses pratiques. Tous ont une confiance inaltérable dans le succès du nord. Mes doutes, si poliment que je les exprime, offensent leur patriotisme, et l’un d’eux, le lieutenant G…, doué d’une certaine faconde, entreprend de me faire la leçon. Il faut, dit-il, que le sud soit abaissé. Il a dédaigné le nord, il a cru que le nord ne saurait pas se battre. Qu’il apprenne à le respecter. Le sud a voulu la guerre ; il l’a poussée à tel point qu’il faut qu’un des deux partis succombe : qu’il soit