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leurs relations intimes avec les noirs, leurs esclaves et amis. Que de romans ignorés dans ces maisons opulentes où les blanches filles du sud vivent parmi les noirs ! Que d’inclinations secrètes et opprimées, que de poétiques enthousiasmes dans ces jeunes cœurs pour les aimables compagnons de leur enfance !… Je vous fais grâce du reste. L’auteur conclut en prophétisant l’unification du genre humain, et il en voit le glorieux présage dans la statue de la Liberté, moitié blanche, moitié noire, qui couronne à Washington le dôme du Capitole, image et symbole des générations futures et de la race composite de l’avenir !

Est-ce burlesque, est-ce sérieux ? Ni l’un ni l’autre. Demandez à l’écrivain anonyme de ce pamphlet honteux s’il est unioniste ou rebelle : il n’en saura rien. C’est quelque charlatan vendeur de scandale, payé sans doute pour jeter de la boue au rédacteur du seul journal honnête de New-York, M. Horace Greeley. Déjà les démocrates vont imputant au directeur de la Tribune cette « œuvre abolitioniste. » N’est-il pas triste de voir travestir la plus juste des causes, et mêler à d’indécentes plaisanteries les nobles paroles d’un Charles Sumner et d’un Wendell-Philipps ?

On me montre deux dames du sud qui attendent ici la fin de la guerre, tandis que leurs fils, leurs maris et leurs frères combattent dans l’armée de Lee. Nul ne les voit d’un mauvais œil, et elles ont les meilleurs rapports avec leurs pires ennemis. Les Américains, si violens dans la vie publique, sont tolérans dans la vie privée. D’ailleurs les deux sociétés, si profondément divisées par l’intérêt politique, n’en font qu’une par l’intelligence, les relations et les goûts. Il est souvent difficile d’en fixer la frontière exacte et de dire positivement : C’est un homme du sud, c’est un homme du nord. Il y a des familles que le hasard a divisées encore plus que l’opinion. J’ai vu ce matin le commodore, qui a quatre fils dans l’armée du sud, un cinquième avec lui dans la marine fédérale. On m’a parlé de deux frères, officiers dans les deux armées, qui eurent un jour à se combattre aux avant-postes. On me nomme sans cesse des nordistes qui vivent au sud, des sudistes qui vivent au nord. Le bas peuple du sud, qui, dit-on, se souciait peu de la guerre et n’a fait que suivre ses chefs, a fini par concevoir une haine mortelle pour ces Yankees qu’on lui représente comme des exterminateurs) mais je ne puis guère admettre qu’on me parle de « guerre nationale » quand je vois les classes élevées, qui ont fait tout le mal, se tendre encore en souriant leurs mains rouges du sang de leurs frères.