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que le tumulte du self-government guérissait de cette langueur les classes respectables, mais timorées, qui s’y abandonnent. On conçoit que l’individu appelé de temps en temps à formuler une opinion abstraite et vague par un vote silencieux se dégoûte d’une formalité qu’il regarde comme inutile ; mais dans une démocratie il paraît singulier que les hommes éclairés et influens se tiennent à l’écart des affaires publiques. C’est pourtant un fait avéré, avoué des Américains eux-mêmes : on abandonne la politique aux intrigans et aux subalternes, et l’on se fait une distinction, presque une vertu, de ne s’en pas mêler, de sorte qu’en général, et sauf des exceptions brillantes, elle tombe aux mains d’une classe obscure, sans considération comme sans fortune, et qui s’en fait un métier, Les hommes qui ont un nom et une fortune n’aiment pas, disent-ils, à les compromettre en les livrant aux hasards de la popularité. Les partis changent tous les jours ; ce n’est pas le parti qui suit les chefs, ce sont les chefs qu’on traîne à la suite du parti. Cela est possible ; mais le secret de leur inaction est bien plutôt cet égoïsme qui se développe toujours au sein des classes parvenues, et qui leur fait redouter avant tout les charges de la liberté.

Vous savez le rôle important du jury dans la justice américaine. Il juge tous les procès, civils et criminels, excepté les questions de loi pure, et les Américains en vantent l’institution comme une des plus sûres garanties de leur liberté. La loi prononce contre les jurés réfractaires. une amende de 25 dollars à chaque absence. Eh bien ! l’usage a prévalu de la réduire à 25 dollars, payés une fois pour toute la session, et il n’est pas un homme « respectable » à New-York, pas un commerçant, pas un boutiquier, qui ne s’exempte à ce prix de ses devoirs de citoyen, abandonnant les hautes et solennelles fonctions de juge à de pauvres hères trop heureux de s’en faire un gagne-pain. Le juré n’est plus un citoyen qui exerce un droit public, c’est un corvéable qui se libère à prix d’argent. Ces capitulations sont funestes, elles corrompent les institutions et altèrent la moralité des peuples…

En revanche, il est admirable de voir avec quelle soumission courageuse les Américains acceptent les charges toujours croissantes de la guerre. Quand on songe que les États-Unis n’avaient pas d’armée, ou peu s’en faut, et qu’ils font aujourd’hui coup sur coup des levées de deux, trois et quatre cent mille hommes, qu’ils ne payaient rien, ou presque rien, au gouvernement fédéral, et qu’en trois ans ils se sont soumis, sans rien diminuer de leurs charges locales, au plus rude système d’impôts qui fut jamais, on ne peut méconnaître leur grand esprit d’ordre et de ténacité. C’est peut-être le seul pays au monde qui eût assez d’empire sur lui-