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initié aux affaires ; la publication des state papers au mois d’avril 1864 rendit cette connivence manifeste et palpable pour quiconque avait des yeux. On put constater dès lors que le prince Gortchakov n’avait cessé de favoriser le cabinet de Berlin dans ses desseins, de lui tendre avec empressement, et bien qu’à la dérobée, une main secourable à toute traversée difficile. En vérité, dans ce passage de l’Eider, le vice-chancelier russe joua le rôle de la biblique colonne de nuée « qui était ténébreuse d’une part, et de l’autre éclairait ; » — elle éclairait cette fois M. de Bismark marchant vers la Mer du Nord, et enveloppait de ses ténèbres le malheureux lord John dans sa poursuite effarée ! Des révélations piquantes[1] sont venues depuis marquer dans ses moindres détails une conduite qui, encore une fois, ressortait déjà avec une clarté suffisante des rapports officiels de la diplomatie britannique publiés dans le blue book. On connaît maintenant le langage intime qu’avait parlé le gouvernement russe aux cabinets de Berlin et de Vienne au sujet des affaires du Danemark. Le 23 janvier 1864, c’est-à-dire au moment même où lord John Russell demandait à la Russie « concert et coopération » pour le maintien de l’intégrité de la monarchie Scandinave, le comte de Thun, ambassadeur d’Autriche à la cour de Saint-Pétersbourg, mandait à M. de Rechberg que le prince Gortchakov lui avait « de nouveau donné l’assurance que, dans cette question, la Russie continuerait d’être sympathique à l’Allemagne, et que dans le cas où la Suède voudrait assister le Danemark, on concentrerait un corps d’observation en Finlande, » — car, ajoutait le vice-chancelier, « il est très à craindre que la Suède ne devienne le foyer principal des intrigues, si l’insurrection polonaise n’est pas promptement étouffée. » Le 3 février, et la guerre sévissant déjà dans le Slesvig, le prince Gortchakov déclarait à l’envoyé prussien, M. de Redern, « que la résistance armée du Danemark déliait jusqu’à un certain point l’Autriche et la Prusse des engagemens du traité de Londres, et que dans tous les cas l’empereur Alexandre continuerait d’être favorable aux deux puissances allemandes. » La semaine d’après, le Danevirk étant pris et l’Angleterre s’échauffant jusqu’à parler cette fois de protéger sérieusement la nation assaillie, de la

  1. Les fameux extraits de dépêches publiés par le Morning-Post les 4 et 5 juillet 1864. A la suite d’un long entretien avec M. Drouyn de Lhuys au sujet de ces révélations de la feuille anglaise, le comte Moltke-Hvitfeldt, ministre du Danemark à Paris, écrit à l’évêque Monrad on date du 12 juillet 1864 : « Personne ne met plus en doute l’authenticité de ces documens, ou tout au moins l’existence des tendances politiques dont ils contiennent la révélation… » (Papiers d’état communiqués au rigsraad.) En effet, et malgré les démentis des gouvernemens intéressés, personne parmi les initiés n’a mis un seul instant en doute le fond authentique de ces documens, — et M. Drouyn de Lhuys moins que personne.