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riches traitans de la cour de Néron ; après lui, l’enseignement philosophique quitta ces sommets pour aller trouver la multitude, si dédaignée des anciens sages. Tandis que les sophistes élégans et beaux parleurs se composaient avec un soin infini un auditoire choisi et favorable, les cyniques, véritables moines mendians de la philosophie antique, parcouraient les rues et les places, attroupaient autour d’eux les matelots et les esclaves, quelquefois applaudis, souvent hués, et saisissant toujours l’attention de la foule par la bizarrerie de leurs manières et de leurs paroles. Entre ces deux extrêmes, il y a eu des prédicateurs populaires de la philosophie, moins dédaigneux du peuple que les sophistes lettrés, moins grossiers que les cyniques, et qui faisaient pénétrer jusqu’aux derniers rangs de la société les préceptes les plus élevés de la sagesse antique. M. Martha nous a dépeint l’un de ces sages, le philosophe Dion Chrysostome. Dion passa sa vie à parcourir tout l’empire ; il voyagea jusque chez les Gètes, il parut à la cour des empereurs, se donnant partout « pour un homme errant, accoutumé au travail des mains, et qui n’avait fait de la philosophie que pour lui-même, comme les ouvriers en travaillant sifflent ou chantent à demi-voix, sans faire profession d’être des chanteurs. » Quand ce sage en haillons paraissait en public, la foule tourbillonnait autour de lui a comme les petits oiseaux voltigent autour d’un hibou. » Il prenait hardiment la parole ; il leur prêchait à tous la concorde, la vertu, la modération ; il ne craignait pas de heurter leurs préjugés, bravait leurs cris, leurs railleries, leurs injures, et finissait quelquefois par désarmer leurs haines, par calmer les inimitiés qui divisaient les villes voisines, ou, dans la même cité, par ramener la paix parmi les diverses classes de citoyens. M. Martha fait très justement remarquer que ces habitudes de la philosophie populaire antique ont contribué indirectement à la propagation du christianisme. « Ces usages du discours public, ce droit pour le premier venu de prendre la parole dans les théâtres, dans les cirques, les assemblées, ce droit même de dire des injures au peuple, toutes ces libertés dont les païens avaient tant abusé, permettaient aux chrétiens de haranguer la foule sans l’étonner. On pouvait couvrir leurs discours de huées, railler la simplicité incomprise de leur éloquence, les traiter d’insensés et d’impies ; mais enfin, grâce à l’usage établi, on les écoutait. Si les cœurs étaient encore fermés à la religion nouvelle, les oreilles étaient ouvertes. »

Ce n’est pas le seul service que la philosophie antique ait rendu au christianisme naissant. Sans s’en douter, elle a souvent travaillé pour lui : elle a préparé les cœurs a son enseignement. Si l’on veut savoir les obstacles ou les ouvertures que la nouvelle religion trouvait à sa propagation, il importe de bien connaître quel était l’état moral du monde romain au moment où elle a commencé de s’y répandre. C’est ce qu’a étudié M. Martha, et c’est ce qui donne tant d’intérêt à son livre pour ceux qu’attire le grand problème des origines du christianisme.


GASTON BOISSIER.