Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/647

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bouche de Méphistophélès. « L’homme, ce petit monde d’extravagance, se croit un tout ! moi, je sais que je ne suis qu’une partie de ce qui au commencement était tout, une partie des ténèbres qui régnaient avant la lumière, une partie du chaos qui s’agitait avant que la masse confuse des choses reçût son ordre et sa loi… » ou plutôt, car Méphistophélès est un logicien qui ne se laisse pas prendre à de vagues métaphores, « je suis le néant qui s’attaque au réel, partout où le réel se produit. » N’est-ce pas comme si, élevé à l’école de Proclus, il disait : « Je suis l’ombre où finit la divine lumière, » ou à l’école de Spinoza : « Je suis celui qui fait la diversité et la fragilité des modes divins, » ou à l’école de Hegel : « Je suis la limite où expire l’absolu en se manifestant ? »

Méphistophélès est donc la part du néant dans l’œuvre divine : il est le représentant de celui qui dit non. Il n’est que cela, mais c’est assez pour qu’il ait son rôle et son rang en face de Dieu. Ce qui du reste est à noter, c’est que, dans le prologue au ciel, le Seigneur traite sans colère cet ennemi intime qui vit dans son œuvre pour la limiter et la détruire. Le dieu de Goethe est trop bon spinoziste pour s’en étonner ou s’en irriter. Il connaît la loi de sa propre essence ; il sait que la substance éternellement active et vivante crée sa limite en se divisant, et qu’en ce sens Méphistophélès est sa première créature, étant le principe négatif attaché à toute la création. « Je n’ai jamais haï tes pareils, » lui dit-il. D’ailleurs il ne lui déplaît pas que le Satan métaphysique inquiète l’homme et même le désespère en lui faisant sentir à chaque instant les cruelles limites de son cœur et celles de sa raison, la fragilité de ses amours qui croyaient s’emparer de l’éternité, l’erreur et l’ignorance qui châtient sa science présomptueuse, l’effrayante stérilité de ses efforts devant l’immensité de l’œuvre qu’il doit accomplir. « L’activité de l’homme s’endormirait, si je ne lui donnais un compagnon qui le stimule sans cesse et le force d’agi ?… » Les dieux sont des dieux : « ils n’ont qu’à jouir de la beauté magnifique et féconde ; » mais l’homme a sa propre destinée à faire et l’avenir de sa race à préparer. C’est le mal inévitable, toujours présent, toujours senti, qui devient ainsi le stimulus de l’activité bienfaisante, le principe de l’héroïsme, l’universel agent du progrès humain.

Sortons de la métaphysique où Goethe nous a fait pénétrer à la suite de Méphistophélès et rentrons dans le drame. Considérons le diable non plus comme le principe abstrait de la négation, mais comme un personnage réel, agissant. Nous verrons qu’il garde dans la vie active le même caractère conforme à son principe et à son essence.

Un commentateur allemand, M. Weisse, remarque très justement