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vallée de Josaphat ; d’autres étaient de vrais Romains qui, ne pouvant contempler de leurs yeux l’anéantissement de la patrie, aimaient mieux aller mourir aux extrémités de la terre. Il y avait dans le nombre beaucoup de matrones, des vierges ou des veuves liées à l’église par leur vocation, désireuses de trouver un refuge dans des monastères placés hors de l’atteinte des barbares ; mais au froment se mêlait bien de l’ivraie. Des oisifs, des coureurs d’aventures, des gens indignes, déshonoraient par leur mélange les émigrés malheureux, et la mer jetait sur cette côte hospitalière une partie de l’écume de l’autre rive. La charité voulait que des asiles fussent ouverts aux plus pauvres : Eustochium recevait les femmes, Jérôme les hommes qui avaient un caractère ecclésiastique. On exigeait d’eux, il est vrai, des lettres de recommandation, des certificats d’évêques ou des attestations des églises, mais on était trompé souvent, et les nouveau-venus apportaient dans ces pieuses demeures des habitudes, parfois des vices, qui en troublaient la sainteté ou la paix. Il faut le dire aussi, Eustochium, dont la vie s’était écoulée presque tout entière entre les murailles d’un cloître, manquait de l’expérience et des qualités pratiques qui avaient distingué sa mère femme du monde avant d’être abbesse.

Une aventure passée dans un des monastères de Bethléem en fournit la preuve manifeste ; cette aventure fit beaucoup de bruit en Orient, et nous a valu de Jérôme une magnifique lettre où nous puiserons les principaux détails de notre récit.

Un homme encore jeune, de manières élégantes et d’une mise ecclésiastique très recherchée, se présenta un jour au couvent du solitaire. Ces clercs parfumés et frisés n’étaient guère, on le sait, de son goût ; mais celui-ci avait ses bagages pleins de recommandations de toute sorte : récemment encore il avait reçu le diaconat des mains d’un évêque que Jérôme connaissait et estimait. Il n’y avait d’ailleurs aucun moyen d’obtenir avec promptitude des renseignemens sur la vie antérieure de ce personnage, qui venait d’Italie et n’avait pas de pain. On l’admit donc parmi les frères ; Jérôme fit plus, et comme Sabinianus (c’était le nom du Romain) joignait à sa belle prestance une voix pleine et sonore, il l’attacha en qualité de lecteur à l’église de Bethléem.

Quoique le nouveau-venu se contînt habilement et affectât même certains semblans d’austérité, on devinait assez, à sa mine rubiconde et à ce reste d’élégance auquel il tenait beaucoup, qu’il n’était pas un saint ou qu’il ne l’avait pas toujours été. Sabinien en effet avait laissé à Rome une tout autre réputation. Longtemps il y avait fait le métier d’un homme à bonnes fortunes, en quête d’aventures éclatantes, et la dernière, qui avait causé son départ,