Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/535

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait aussi failli lui coûter la vie. Après beaucoup de victimes de ses galanteries, dont quelques-unes eurent un sort funeste, Sabinien avait jeté son dévolu sur la femme d’un général barbare, alors absent au-delà des Alpes pour le service de l’empire. Ce barbare avait son domicile à Rome, et suivant toute probabilité sa femme était Romaine ; lui, passait pour un homme brutal, jaloux, impitoyable dans ses vengeances. Quelque terreur qu’un pareil homme dût inspirer, la femme, emportée par sa passion, perdit bientôt toute retenue. Non contente des rendez-vous secrets qu’elle donnait à son amant dans sa maison de Rome, elle alla s’installer avec lui dans une villa qu’elle possédait à quelque distance des murs, et là ils vécurent maritalement, sans gêne, comme si l’époux n’eût jamais dû reparaître. Il reparut pourtant, appelé par le scandale public : ce fut « Annibal descendant des Alpes, » nous dit l’historien de cette aventure. La femme, surprise en flagrant délit, est saisie par le mari ; l’amant s’esquive par des souterrains qui débouchaient sur la campagne gagne Rome, se cache d’abord dans les rangs d’une troupe de voleurs samnites, puis profite d’une occasion pour atteindre la côte de Toscane. Il y loue un navire assez mal équipé et s’embarque par un temps très orageux ; mais la peur le talonnait, et ; il préférait alors toutes les tempêtes de la mer au plus calme rivage. Sauvé de ces deux dangers, il aborda on ne sait où, se rendit en Syrie, reçut le diaconat, courut quelques églises et fut admis enfin à Bethléem. Pendant qu’il fuyait ainsi aux extrémités de l’empire, sa malheureuse maîtresse était traînée par le barbare devant les juges comme coupable d’adultère. Les témoignages de son crime n’étaient que trop nombreux, les preuves que trop convaincantes, et elle subit le dernier supplice. Voilà ce qu’on ignorait à Bethléem, ce qu’avait ignoré l’évêque ordonnateur de ce faux diacre, et Sabinien se trouvait maintenant placé dans le voisinage de trois couvens de vierges, comme un loup en sentinelle près d’un bercail.

Il veilla d’abord sur lui-même, trompa les yeux les plus vigilans, puis, petit à petit, revint à ses anciennes habitudes. On le vit se parer avec plus de soin, étudier ses poses, étaler ses grâces avec complaisance. Son triomphe était au moment de l’évangile ou des leçons, quand, debout devant l’autel et tourné vers le peuple, il lisait les saintes Écritures de sa voix la plus accentuée. Ses yeux cherchaient ensuite à la dérobée l’effet qu’il avait pu produire sur le candide troupeau d’Eustochium. Il ne fut pas longtemps sans rencontrer des regards qui répondirent aux siens, et une intrigue amoureuse se noua dans la grotte bénie de Bethléem, à deux pas de la crèche du Sauveur.