Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/691

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un temps, peut devenir nuisible, lorsque par exemple les marchés se déplacent et se rapprochent ; mais dès que l’abus devient manifeste, la concurrence est bientôt là pour y mettre ordre. Quelle que soit la combinaison que l’on imagine, on n’en trouvera pas qui l’emporte sur la division du travail, réglée par la concurrence. On verra plus loin que la création de magasins coopératifs pour la vente des denrées de consommation usuelle n’est point de nature à ébranler ce principe, et que le commerce libre, exercé par les intermédiaires qui s’appellent boulangers, bouchers, épiciers, etc., satisfait mieux que tout autre système aux intérêts de la consommation.

Enfin la troisième doctrine que l’on professe, c’est que désormais dans l’œuvre de la production les ouvriers doivent agir seuls, par leurs propres forces, sans aucun élément étranger, sans chefs et sans patrons. La délicatesse et la défiance vont même, sur ce point, jusqu’à proscrire la direction permanente d’un chef unique ou même d’un conseil choisi dans le sein de l’association. Il est vraiment superflu de faire remarquer que dans la pratique ce système aboutit à l’anarchie, c’est-à-dire à la ruine de toute opération industrielle ou mercantile. Toutefois ce n’est là qu’un incident ; attachons-nous seulement à la doctrine. Qu’est-ce autre chose que la création d’une caste ouvrière et une sorte de retraite sur le mont Aventin ? La révolution a supprimé toute distinction sociale : parmi les principes qu’elle a proclamés, le principe d’égalité est le seul peut-être qui, à travers nos vicissitudes politiques, soit demeuré inébranlable ; les lois, interprètes fidèles de nos idées et de nos mœurs, se sont appliquées à lever les barrières que la tradition et la force des choses maintenaient encore entre les différentes classes de citoyens ; elles tendent à opérer chaque jour une fusion plus intime des intérêts et des personnes ; le noble et le bourgeois sont passés à l’état de personnages historiques. Si l’on découvre quelque inégalité oubliée dans un article de nos codes, il suffit de la dénoncer pour que l’opinion publique se soulève contre elle. Et voici qu’au milieu de ce mouvement universel on recommande comme un progrès la formation d’une société ouvrière ayant ses intérêts, son gouvernement, sa hiérarchie à part, et faisant divorce avec le reste de la grande société à laquelle nous appartenons ! S’il était vrai que d’égoïstes manœuvres ou des combinaisons jalouses eussent enlevé systématiquement aux populations ouvrières le droit ou la faculté de profiter, elles aussi, des conquêtes de la révolution et de s’élever par l’intelligence et par le travail, on concevrait les représailles ; mais il est plus facile d’énoncer que de prouver une pareille thèse, contredite par les faits autant que par le sentiment public.