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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

sentant son front à baiser : — Croyez-vous que je ne lise point dans votre pensée ? lui dit-elle. Ah ! je vous fais une belle peur. Eh bien ! non, rassurez-vous, Martel, cet hiver encore je ne vous demanderai point de quitter Croix-de-Vie.

— Que je vous remercie ! s’écria-t-il. Violante, j’aime encore mieux votre cœur que votre visage. Nous demeurerons donc au château, nous aurons de longues soirées, jamais trop longues pour échanger nos pensées ensemble ; vous achèverez de me convertir aux vôtres, vous aurez bien du loisir pour m’enseigner à n’être plus, comme vous dites, un portrait de famille.

— À la bonne heure ! interrompit-elle. Il faut donc que cette conversion s’opère dans l’hiver qui va commencer, car, pour celui qui le suivra, n’espérez point trop vite de le passer ici. Je vous avertis que dans un an vous me trouverez bien plus rebelle. Le marquis eut un indéfinissable sourire. — Je ne regarde oas si loin, dit-il.

On apportait les fleurs de colchique, on les déposa dans la voiture devant la jeune marquise. Martel en prit une, et la considérant : — Ceci contient du poison, dit-il.

— Allez ! cria Violante au cocher. Les chevaux partirent, sentant le fouet. Violante rassembla les colchiques et les jeta sur le chemin. Les deux valets durent penser que la jeune marquise était capricieuse. Martel voulut reprendre la main de sa femme, mais elle la retira. — Violante, lui dit-il… Elle ne répondit point.

La calèche courait dans le chemin cahotant vers la Sèvre, qui était proche. À cet endroit, elle était profonde, et l’on allait la traverser en bac à trois lieues du gué qu’on avait passé le matin. Soudain, à la vue d’une habitation qui s’élevait, avec l’air d’un castel ruiné, du milieu d’un épais bouquet d’aulnes et de peupliers, au pied de la dernière ondulation du sol, au ras des basses prairies, le marquis poussa une exclamation étouffée. Il n’avait pas pris garde à la direction que ses gens lui faisaient suivre, et, s’adressant à eux à son tour, il leur rappela qu’il n’aimait pas à prendre cette route.

Mais il était trop tard pour retourner en arrière. Cette maison se cachait si bien derrière le pli du terrain où elle était adossée, qu’on la joignait presque aussitôt qu’on l’avait vue ; on passa devant au grand trot. Un homme se tenait sur le seuil de la cour, il salua. Violante reconnut le maître des Aubrays. Un autre homme était à la fenêtre du logis. La marquise n’avait point regardé, et cependant elle savait que ce n’était pas Lesneven ; mais elle tressaillit. Était-ce une vision, une hallucination, ou bien un hasard encore ? Cet homme qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, cet homme ressemblait à Martel.