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Violante tourna les yeux vers son mari, elle le vit à demi renversé sur les coussins de la voiture, pâle, les dents serrées. Elle leva la tête, et son regard courut aux valets. Ils cherchaient à cacher leur embarras sous un air d’impassibilité béate, et visiblement ils tremblaient. Aucun d’eux n’ignorait que dans cette maison il y avait deux maîtres, deux frères, qui se nommaient des Aubrays l’un et l’autre, et que le second cependant, le plus jeune, celui que depuis deux ans on ne voyait plus, aurait aussi bien pu porter un autre nom. Dans toute la contrée, on appelait en souriant le cadet des Aubrays le bâtard de Croix-de-Vie. — Le cocher fouetta donc ses chevaux avec colère, la calèche vola parmi les fondrières, au risque de se briser en mille pièces. Et pourtant, malgré le fracas des roues, malgré le formidable piétinement des chevaux, on entendit un éclat de rire sauvage, le rire d’un fou.

— Fouette, cocher, fouette, cria des Aubrays, ils l’ont vu ! Et se tournant vers la croisée d’où était parti ce terrible rire et où s’agitait et grimaçait encore le malheureux qui l’avait poussé, ce cadet des Aubrays qu’on ne voyait plus depuis deux ans : — Faites-le rentrer, cria-t-il.

Cet ordre fut exécuté par une servante qui se tenait dans l’intérieur de la chambre, non sans quelque lutte et des cris, puis la croisée se referma. Le maître des Aubrays lui-même traversa la cour et rentra dans le logis, un triste logis au milieu d’une grande cour jonchée de paille. La paille devient fumier, le fumier se change en marécage. Aux endroits trop défoncés, on avait jeté des fascines de bois épineux, et le sol artificiel et empesté de cette cour n’était praticable qu’à la botte d’un gentilhomme chasseur, au sabot des vilains ou au pied des bœufs. Les gens de service, hommes et bêtes, vivaient pêle-mêle sous un chaume plus qu’à demi effondré ; l’on appelait cela la métairie. La maison du maître y faisait face : quatre murs enfumés, percés ici d’une grande croisée, là d’une meurtrière, surmontés d’un toit plat en débris d’ardoises et de cheminées éventrées. Cette masure était moderne ; le chevalier des Aubrays, père du présent seigneur, l’avait construite en un tour de main après la guerre avec les pierres de son manoir incendié, et c’est pourquoi ces pierres étaient noires. De la route, aux yeux des passans, les Aubrays faisaient encore figure de gentilhommière, grâce à l’enceinte de hautes murailles ornées au faîte d’une maçonnerie dentelée en forme de créneaux, qui subsistait presque tout entière, grâce surtout au grand colombier qui s’élevait orgueilleusement dans la cour, le pied dans le fumier, au milieu du marécage. En Vendée, les seigneurs ayant fief, cent arpens de terre pour le moins et la censive, pouvaient seuls avoir un colombier à pied ; la fuie sur un perchoir de bois demeurait à la roture. Les Aubrays