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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

étaient vieux, la révolution les avait traités de Turc à More ; ils le lui avaient bien rendu, ils le lui rendaient tous les jours : une vraie lignée d’enragés !

Charles-Louis-Dieudonné des Aubrays, décoré des noms de plusieurs de nos rois, mais de leurs trésors point, entra chez lui par la cuisine, qui était aussi le vestibule et la grande salle de son palais très champêtre. Le garde-manger vide dansait follement au bout de la corde qui le tenait suspendu par un croc de fer aux solives mal jointes du plafond, le tourne broche se rouillait en paix devant l’âtre désert et morne ; point d’apprêts de repas, ni le moindre vestige de chère prochaine, si ce n’était la soupe des chiens dans une large écuelle. M. des Aubrays, la trouvant sur son passage, la renversa d’un coup de pied. Ingratitude pure ! car s’il gardait encore un clair revenu, c’était la chasse, et les chiens nourrissaient le maître ; mais Dieudonné des Aubrays eût renversé en ce moment un bataillon tout aussi bien qu’une écuelle. Personne ne se souvenait d’avoir entendu ce gentilhomme incommode parler jamais d’un ton posé. Jamais on n’avait vu ce visage de brique, surmonté de cette chevelure de paille, que contracté par la même furieuse grimace, et il s’encolérait comme d’autres respirent ; mais le sentiment qui le menait et le poussait à cette heure était autrement rude et puissant que ses rouges colères accoutumées : c’était quelque chose de plus haut et de plus fort que lui-même, de la haine et non de la rage. Lorsqu’il mit le pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur, cet escalier, qui n’était, à proprement parler, qu’une échelle, faillit s’écrouler tout d’une pièce. Il le franchit en quatre enjambées, et l’on n’aurait pu dire ce qui faisait le plus de bruit, ou des marches gémissantes, ou des effroyables jurons que le gentillâtre proférait en montant. Il songeait au chevalier des Aubrays, son père, à sa longue absence et à son retour indiscret dans sa maison ; il songeait à l’enfant qui trop tôt après était venu au monde et qui était un homme à présent, si c’était un homme ! Il songeait au marquis de Groix-de-Vie de ce temps-là et à son fils. Lequel ? L’insensé qui était là-haut ? ou l’autre, celui qui venait de passer sur la route, riche, honoré, heureux maintenant, et toujours, toujours gardant sa raison ?.. Il poussa la porte qui se trouvait devant lui, ou plutôt la fit voler d’un coup de poing.

Le cadet des Aubrays n’était pas d’une taille beaucoup moins haute que son aîné ; mais à sa vue il fut atteint d’un tremblement convulsif et se pelotonna comme un chat effrayé dans son fauteuil. Le maître alla tout droit à lui et le secouant par le bras : — Morbleu, Siochan, cria-t-il, maintenant il faut être sage ! Siochan, puisque c’était son nom, le nom primitif des Croix-de-