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elle s’en allait lentement, ne pouvant se décider à passer la porte de cette chambre et à le laisser seul. Un soupçon étrange, indéfinissable, le vague pressentiment de quelque grand choc prochain, de quelque immense douleur déjà prête et mûre, la retenait là, peut-être sans raison. Pourquoi s’émouvoir si fort de cette larme qu’elle venait de surprendre sur le visage de Martel ? Souvent elle avait vu le marquis pleurer sur ses mains. C’est que son cœur alors était trop plein d’elle, et le vase s’épanchait ; mais elle ne s’y trompait point, la source de ces pleurs d’à présent était différente.

Elle s’éloigna pourtant, elle retournait au salon, puisque enfin on la chassait de chez elle, et cette réflexion lui arracha encore un sourire ; mais l’inquiétude et la crainte, une crainte mortelle, étaient entrées comme des larrons de nuit, le poignard à la main, dans son cœur. Elle ne voulut point demeurer seule en compagnie de ses pensées qui l’obsédaient, qui n’étaient que menaces. Elle sortit et s’avança sur le perron, au milieu des myrtes et des grenadiers, dont les cloches de pourpre, moissonnées par l’automne, jonchaient les dalles autour d’elle. Toute son espérance était que l’un des hôtes du château, se promenant en ce moment dans les jardins, la verrait et viendrait la rejoindre. Et vraiment il en arriva suivant son désir ; l’abbé, qui se tenait auprès du grand bassin, regardant cette eau dormante semblable à son âme, s’il fallait en croire la douairière, leva la tête, et, apercevant sa belle cousine, se dirigea vers le perron.

— Soyez béni, l’abbé, pour arriver une fois à propos ! — De tous les compagnons de sa vie, sous ce toit superbe et morose, la marquise Violante n’en connaissait aucun dont la présence pût lui être plus agréable en ce moment que celle de l’abbé. Y avait-il dans le monde entier un être plus doux à entendre et à voir ? Sa robe noire répandait tout autour d’elle comme une ombre où il faisait bon se reposer des fatigues de l’esprit et du tumulte de l’âme. Il ne fallait pas lui demander sans doute de consolations actives ; ce qu’il portait avec lui, c’était l’apaisement. L’abbé au bois dormant ne se fût jamais avisé de combattre par des raisonnemens qu’il n’aurait point menés jusqu’à la fin les douleurs qu’il rencontrait sur son passage ; il les engourdissait plutôt par la placidité de son regard blanc comme une nuée, il les endormait par sou exemple. Violante sentit qu’à son approche quelque chose se détendait dans l’atmosphère et dans son cœur. Elle salua l’abbé du plus joyeux signe de tête, et M. de Gourio s’arrêta un moment pour goûter tout à son aise le plaisir qu’il en ressentait. Et puis elle s’assit parmi les grenadiers et l’attendit, car l’abbé se faisait toujours attendre. Enfin il atteignit le sommet de ce terrible escalier de quinze marches. Après une si rude ascension, tout essoufflé, il prit une chaise rustique, la plaça près de celle de Violante, et d’abord ne songea qu’à retrouver l’ha-