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à ces craintes peu sensées, vous qui écrivez l’histoire des Croixde-Vie et qui deviez la connaître, vous avez dit à la marquise : J’ai une fille et je vous l’oiïre. Je ne vous en fais pas un crime : j’ai résisté à vos projets tout le temps que mon cœur ne m’a pas dit de m’y soumettre, et je me suis donnée librement en paraissant vous obéir. Les joies ou le désespoir qui rempliront le reste de ma vie seront bien mon œuvre et non la vôtre ; il ne faut plus que vous en preniez de souci. Je vous sais gré de vos conseils, mais vous n’avez pas espéré un seul moment que je songerais à les suivre. Je n’ai pas épousé ce château ni ces domaines, j’ai aimé Martel de Groix-de-Vie ; si je le perds, je ne veux pas qu’une pierre de sa maison, qu’un pouce de sa terre soit à moi. Je n’ai pris de lui qu’un bien, c’est lui-même. Oui, M. de Croix-de-Vie a écrit un testament, et je crois bien, comme vous, que c’était en ma faveur ; mais je l’ai brûlé sans le lire. Ah ! vous m’avez faite marquise, et l’inquiétude vous saisit à présent sur les suites de ma fortune. Vous me voulez riche ; c’est dans votre pensée le premier des biens. Nos âmes sont différentes. Ce n’est point pour cela que je vous blâme et que je vous accuse. Vous ne m’auriez point frappée au cœur, ma conscience ne se lèverait pas contre vous, si vous ne m’aviez tout à l’heure souhaité que des richesses ; mais Dieu vous pardonne de m’avoir souhaité un fils !


XX.

M. de Bochardière demeura d’abord tout étourdi par cette leçon sévère ; il rappela pourtant sa fille, qui le fuyait ; il lui cria de loin qu’il ne comprenait pas ce grand ressentiment qu’elle lui témoignait, et que, si elle était devenue mère, elle n’aurait fait enfin que suivre la loi commune et user, selon les règles de la société, du droit que lui aurait conféré la nature. — Cette phrase sonore et juridiquement si bien tournée donna une fois de plus à Violante la mesure de l’âme paternelle. Elle ne répondit point et ne se retourna pas. M. de Bochardière l’appela de nouveau ; il la suppliait de ne pus se méprendre sur le sens et la portée de leur entretien et de revenir afin qu’il s’expliquât mieux avec elle ; il lui dit encore que, si ces conseils ne lui plaisaient point, elle demeurait la maîtresse de ne pas les suivre, qu’elle était assez riche pour ne pas se soucier du bien de son mari. Ce mot fut le dernier qu’elle entendit clairement : elle fut sur le point d’y ré|)ondre. Hélas ! son père était peut-être bien moins coupable envers elle qu’elle n’en avait jugé dans le premier feu de son ressentiment. Il était fait comme la plu-