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LE DERNIER AMOUR.

sera embaumé et conduit par moi dans notre vallée. Qu’elle l’attende. Je ne sais pas encore par quelle route je pourrai le transporter, nous risquerions de nous croiser en chemin.

Félicie écouta ces détails avec un sang-froid effrayant. Elle se les fit répéter plusieurs fois comme si elle ne les eût pas compris ; puis se tournant vers moi : — Nous allons rentrer chez nous, me dit-elle. Envoyez ce courrier devant, pour qu’il nous annonce et soit hébergé comme il faut.

Dès que cet homme nous eut devancés, elle se remit en marche au pas, sans rien dire, sans pleurer, sans témoigner aucun désordre d’esprit, aucune défaillance de volonté. J’étais bouleversé et navré, mais je me taisais, inquiet de Félicie. L’obscurité ne me permettait pas de voir sa figure, et j’avais peine même à me rendre compte de son attitude. Je marchais tout près d’elle, craignant une explosion ou un évanouissement. Le calme apparent où elle était plongée dura près d’un quart d’heure. Tout à coup elle éleva les bras et fit un grand cri, comme si la lune, qui venait de dépasser la crête rocheuse dont nous suivions la base, et qui jeta une vive lumière sur notre chemin, l’eût rappelée à la notion du réel. — Est-ce que c’est vrai ? s’écria-t-elle en sautant à bas de son cheval, sans s’inquiéter de le retenir auparavant. Est-ce que j’ai rêvé cela ? est-ce que mon frère est mort ? Non, ce n’est pas arrivé, dites-moi que je dors, réveillez-moi, tuez-moi plutôt que de me laisser continuer ce rêve ?

Et elle marchait au bord du précipice, sans savoir où elle était ni où elle voulait aller.

Je vis que la crise était venue. Je me hâtai d’attacher les chevaux ensemble, je courus auprès d’elle, je l’arrêtai, je lui parlai, je tâchai de provoquer les larmes ; mais avec une exaspération terrible elle me repoussa. — Laissez-moi, dit-elle, laissez-moi mourir, je le veux ! Qu’est-ce que cela vous fait à vous qui ne m’aimez pas ? Un seul être m’a aimé, c’est lui, et il est mort, et je ne le verrai plus !

Elle voulait alors se jeter dans l’abîme ; je ne pus l’en empêcher qu’en lui parlant du corps de son frère qui allait arriver bientôt, et à qui elle devait rendre les derniers devoirs. Elle se soumit et me jura qu’elle n’attenterait pas à sa vie. Je crus ajouter à sa résignation en lui parlant de son oncle et de Tonino, ces derniers représentans de sa famille, qui avaient besoin de son appui et de son dévouement. Le souvenir de son vieux parent la frappa de respect ; mais, quand je nommai le jeune homme, elle me défendit avec amertume de lui en parler jamais.

J’essayai de lui persuader de remonter à cheval ; nous étions à, trois lieues de la maison, et je sentais que ses jambes la soutenaient