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à peine. Elle parut vouloir m’obéir ; mais tout à coup elle se jeta sur le sable du chemin en criant : — Laissez-moi, laissez-moi ici ; vous voyez bien qu’il faut que je pleure !

L’infortunée ne pleura pas. Ses sanglots furent des rugissemens dont semblait s’eiïrayer le lieu sauvage où nous étions. Abrités, enfermés dans deux parois de roches escarpées, nous n’entendions presque plus gronder sous nos pieds le torrent, enfoui à une immense profondeur. La lune avait déjà dépassé l’étroite zone du ciel où elle nous était apparue. Elle n’envoyait plus sur les flancs du ravin que de brusques lueurs, livides comme des lames d’épées. L’horreur de l’abîme était augmentée par l’ombre vague des nuages que le vent chassait devant lui : pas un arbre, pas un buisson, aucun murmure de feuillage. Le vent sifllait aigrement sur nos têtes sans nous eflleurer, et le roulement d’un caillou dans le précipice était la seule réponse que cette solitude envoyât aux cris éperdus et stridens de la pauvre Félicie.

La pitié est comme une passion dans les âmes tendres. Dans sa détresse, l’infortunée réveilla en moi, sans le savoir et sans le vouloir, la tendresse ardente que je croyais avoir vaincue. Sa douleur déchira mes entrailles, et en la voyant se rouler par terre, s’arracher les cheveux, je sentis, à mon propre désespoir, que sa souffrance était mienne et que je l’aimais avec passion. Alors j’eus de l’énergie, de la ferveur, de l’éloquence, pour la ranimer ou l’attendrir. Elle fut longtemps sans me comprendre, et puis tout à coup je ne sais laquelle de mes paroles entra dans son cœur et offrit un sens à son esprit ; elle m’écouta avec étonnement, chercha mes mains dans l’obscurité et me dit d’une voix déchirante : — Estce vous qui êtes là ? est-ce vous qui me parlez ? est-ce vous qui m’aimez ? Non, ce ne peut être vous ! personne ne m’aime à présent ; personne ne m’aimera plus ! Ni amitié ni amour ! il n’y a plus rien pour moi.

— Jurez-moi de surmonter cette douleur, lui dis-je ; ayez la volonté de vivre, et ma vie est à vous !

— C’est impossible, reprit-elle ; vous ne pouvez pas être mon frère ! Et, dans un de ces paroxysmes d’exaltation où il n’y a plus ni fierté ni réserve, elle s’écria en me repoussant : Non ! vous ne pouvez rien être pour moi, puisque je vous aime d’amour, et que vous étiez décidé à me laisser mourir plutôt que de m’aimer de même. Votre amitié, votre pitié, je n’en veux pas, je vous l’ai dit. J’en suis humiliée et* offensée ; il faut que je vous adore ou que je vous déteste. Je suis comme cela, vous ne me changerez pas ; j’ai renoncé à vous, mon cœur s’est vengé en vous maudissant. Je n’aime plus rien, je ne veux plus aimer personne. J’ai de l’argent ;