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LE DERNIER AMOUR.

je suis riche, très riche, à présent que je n’ai plus de frère et que je ne suis plus obligée de me ruiner pour lui faire plaisir. Je donnerai tout mon argent, toutes mes terres, tous mes troupeaux à ma famille italienne. Ils seront heureux, Tonino se mariera, je ne l’aime pas, moi ; je n’ai pas besoin de vivre pour lui ; vous voyez bien que j’ai le droit de mourir.

— Et si je vous aimais, moi, Félicie, si je vous aimais autant et plus que vous ne m’aimez ?

— L’amour ne se commande pas ; vous m’eussiez aimée plus tôt ! Mon secret m’échappa. Je ne sais plus comment je le lui confiai, ni comment j’expliquai la lutte soutenue contre moi-même. Je sais que je n’avouai point ma jalousie, que je ne prononçai pas seulement le nom de celui qui l’avait excitée. J’eusse rougi de m’en confesser, j’eusse cru outrager Félicie dans un moment où il fallait la relever à ses propres yeux ; mes soupçons, ajoutés à l’amertume de son malheur, eussent été pour elle, je le croyais ainsi, un nouveau calice. Elle ne les devina pas, elle m’écouta avec surprise, avec saisissement et sans m’interrompre ; puis elle se remit à sangloter, mais avec des larmes cette fois, demandant pardon à Dieu et à son frère d’aimer encore quelqu’un sur la terre.

L’exaltation revint bientôt. Elle se leva et reprit machinalement la bride et l’étrier de son cheval en me disant : Partons ! L’idée du bonheur ne peut pas entrer à présent dans ma tête ; mais je sens le courage me revenir avec la pensée de pouvoir encore me dévouer à quelqu’un. Tenez, mon frère m’entend ! il est là, il nous voit ! Il voulait que nous fussions l’un à l’autre. Jurez que vous m’avez dit la vérité, et son âme sera contente ! Moi, je lui jure que je vivrai, que je continuerai ses travaux, que je donnerai son nom à cette terre, à cette île qui était son rêve, et que je ne manquerai plus de foi ni de volonté ! Il le veut ainsi, n’est-ce pas ? Si je mourais maintenant, il serait oublié ; son œuvre serait abandonnée. Aimez-moi, aimez-moi, ou tout est fini pour lui comme pour moi.

Je la pris dans mes bras et la remis sur sa selle en baisant ses genoux tremblans, en lui jurant qu’elle avait désormais le droit et le devoir de vivre. Nous partîmes au galop. Le surlendemain, Tonino arrivait avec le corps de Jean sur un chariot. Son cheval, attaché derrière, suivait la tête basse. Une caisse renfermait un objet que Tonino cachait avec soin et enterra d’avance, durant la nuit, au lieu où Jean devait être enseveli. Je fus initié à ce secret étrange. Au moment où Jean s’était senti malade, il avait dit : Il faut tuer mon chien, il est dangereux ; mais c’est malgré lui qu’il m’a mordu, et si je dois en mourir, il faut qu’il soit enterré à mes pieds, je le veux.