Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/299

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
295
LE DERNIER AMOUR.

Ils partirent seuls, se tenant par le bras, mais d’une étreinte si souple et si forte qu’ils semblaient ne faire qu’un. Tonino se retourna pour m’envoyer un baiser, et il me montra le soleil de mai comme pour le prendre à témoin de son droit à l’ivresse de la vie.

J’essayai de distraire Félicie de sa tristesse. — Ces enfans sont des ingrats, me dit-elle. J’avoue que je ne m’attendais pas à les voir quitter la maison aujourd’hui.

— Ce n’est pas quitter la maison que de s’absenter trois jours.

— Ils s’absentent tout à fait, soyez-en sûr. Ils ont formé, en cachette de nous, quelque projet d’établissement. La mère de Yanina est une femme de mauvaise vie, et ce n’est pas chez elle que Tonino, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit, irait abriter sa lune de miel.

— Ils ont pris pourtant le chemin de sa demeure ?

— Ils vont la voir pour la consoler de l’humiliation que je lui ai infligée en lui défendant d’assister au mariage.

— C’est le devoir de Vanina. Quelle que soit sa mère…

— Ah ! vous êtes indulgent pour de plus grandes pécheresses que moi !

— Je ne suis pas indulgent pour cela ; mais vous devriez l’être davantage pour ces jeunes gens. Ils ont besoin d’être heureux sans arrière-pensée, sans lutte contre vous, qui leur reprochez d’être égoïstes. Ils vont cacher leur ivresse dans quelque chalet où ils oublieront tout.

— Même la mort du pauvre Jean ?

— Eh bien ! oui, c’est leur droit après tout, c’est leur devoir peut-être. Dieu a fait de l’amour une loi si grande et si puissante, qu’il faut savoir la subir sans songer ni au passé ni à l’avenir. Les oiseaux qui bâtissent leur nid aujourd’hui se demandent-ils si l’orage l’emportera demain ? Respectons donc le caprice de nos enfans, et, puisqu’ils paraissent désirer l’isolement, songez à leur préparer pour l’été un gîte comfortable dans la montagne. ]N’était-ce pas l’intention de Tonino et la vôtre ? N’avez-vous rien décidé encore à cet égard ?

— Rien, répondit Félicie.

— Pourquoi ?

— J’attendais votre volonté. Si j’avais décidé quelque chose sans vous, vous auriez pu le mal interpréter. Je parvins à dissiper son amertume en la distrayant par des projets. Le raisonnement, qui, pendant nos semaines et nos mois de tête-à-tête, avait paru la convaincre, perdait toute action sur elle depuis que j’avais involontairement blessé son cœur et son amour-propre. Elle était comme anéantie moralement. On ne la réveillait