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LES PRÉCURSEURS ITALIENS.

treignait ses relations. Il mettait tout son plaisir à donner régulièrement des dîners intimes, délicats et sobres avec un petit nombre d’amis de choix, Pieri, Montani, le peintre Bezzuoli, Vincenzo Salvagnoli. La salle était grande, spacieuse, sans aucun ornement moderne. Il y avait toujours sur une table un atlas historique, quelques livres pour résoudre toutes les questions sur lesquelles pouvaient s’élever des doutes, et entre deux plats on discutait sur l’esthétique, sur la philologie, sur la philosophie, sans oublier la politique, avec la vivacité, l’abondance, la verve de gens d’esprit qui ne se sentent pas écoutés. Le héros de ces repas et le grand ami de Niccolini en ce temps-là était Salvagnoli, nature merveilleuse de fécondité, de souplesse et d’animation, orateur éloquent, chaud patriote, avocat occupé, homme de société, et qui, au milieu des affaires de son état, au milieu des distractions mondaines, ne trouvait pas moins le temps de cultiver les lettres, les études d’histoire et de politique. Il est mort, il y a quelques années, presque en même temps que l’auteur de Foscarini, après avoir été de ceux qui donnèrent le signal de la révolution toscane du 29 avril 1859. Salvagnoli était la joie, la verve, l’animation de ces repas de sybarites de l’esprit où Niccolini se plaisait à se renfermer à cette époque de sa vie. C’étaient ses fêtes intimes, préférées ; il n’y ajoutait que quelques visites habituelles dans une ou deux maisons où il était toujours attendu, et rien ne le peint mieux que sa manière d’être dans ces réunions, qui n’étaient plus tout à fait l’intimité.

Quand il entrait avec son visage grave et ses yeux perçans, il semblait défiant et timide. Il s’asseyait avec une sorte d’incertitude soupçonneuse. Peu à peu son front se rassérénait, son regard perdait son inquiète mobilité. Sa belle figure silencieuse faisait tout oublier. Quelquefois, pour le contraindre à parler, une des personnes présentes, une femme d’habitude, prenait malicieusement le rôle d’adversaire, et se faisait un jeu de le heurter dans quelqu’une de ses opinions bien connues. Il commençait à secouer la tête et à murmurer. La piquante provocation continuait ; alors un rien suffisait pour faire perdre patience à Niccolini, et d’une verve excitée, par mille traits d’une éloquence mâle, impétueuse, acerbe, il se mettait à défendre tout ce qu’on attaquait, à dérouler ses idées. Quand il avait fini, il lui arrivait souvent de penser qu’il en avait trop dit ; il s’accusait de ne pas savoir se contenir, il se plaignait qu’on l’excitât, et alors il se levait moitié gai, moitié grondeur, pour s’en aller, et quelquefois il tournait longtemps sans pouvoir trouver la porte de la chambre. Les opinions que Niccolini exprimait dans la familiarité, dans ses conversations ou dans ses lettres, étaient souvent bizarres, intolérantes. Elles procédaient