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dent où sont tes œuvres, et si, dans les champs où tu passes, le grain lève mieux et ne craint pas la nielle. Quant aux mélancoliques, aux prophètes de malheurs, ils te font un crime de ta sérénité, ils déclarent tout haut que tu manques de cœur, et que ton métier est d’amuser nos maux par des sophismes byzantins.

Ce qui m’afflige, Paul, c’est que parmi vous, enfans de la jeune Sparte, la mélancolie est à la mode. Vous avez décidé que désormais nous devions nous battre la poitrine et expier par nos lamentations les péchés de nos aïeux. Je ne vois pas trop de quoi nous serviront ces actes de contrition et ce que vous en attendez. Au demeurant, vos doléances sont excusables. Il y a quelque vingt ans, les âmes avaient conçu de trop vastes espérances ; on était dans l’attente, on se préparait à entrer dans la terre promise ; du haut d’une taupinière qu’ils prenaient pour une montagne, les plus enthousiastes croyaient déjà entrevoir à leurs pieds les eaux courantes, les palmiers, les gras pâturages et des pavillons dressés d’avance pour Israël. Le mirage se dissipa ; il fallut recharger les chameaux, lever le camp, se remettre en marche à travers le désert et se rabattre sur la manne, après avoir rêvé des festins. Il se fit alors un grand déchirement dans ces âmes exaltées ; ce fut vraiment la banqueroute de l’idéal. Je sais bien que depuis un concordat a été signé : ses livres, papiers et effets ont été remis au failli, qui en donna décharge et promit que tout le monde serait content ; mais les créanciers récalcitrans attaquent le concordat en nullité, et, leurs titres de créances à la main, prennent le ciel à témoin du dol dont ils ont été les victimes.

Dans votre douleur, vous accusez de vos illusions trompées le passé comme le présent. Vous avez découvert qu’en 89 on fit force sottises, qu’on pouvait tout, mais qu’on n’a pas voulu ou pas su, que si vous eussiez vécu dans ce temps-là, d’un coup de baguette, sans molester personne, sans tuer une mouche, vous auriez tout transformé et inauguré l’âge d’or. À vous entendre, tout le mal est venu de certains hommes poltrons et d’un esprit faux, comme il parut bien à leurs actions, lesquels, ayant rencontré dans une chènevière un épouvantail à moineaux, rentrèrent chez eux tout effarés et décrétèrent en petit comité d’égorger tout, pour mettre en sûreté eux et leurs biens. Après cela, qu’on n’essaie pas de vous représenter qu’à le bien prendre 89 n’a pas été absolument stérile pour l’humanité : tout ou rien est votre devise ; vous parle-t-on du 4 août, du code civil, vous haussez les épaules, vous faites fi de l’égalité, et si on vous pressait un peu, votre dépit se ferait fort de démontrer que les majorats et le retrait lignager avaient du bon.