Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/387

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
383
LE GRAND ŒUVRE.

Les plus conséquens d’entre vous s’en vont chercher plus avant dans le passé l’origine de tous nos malheurs : — ils affirment que depuis deux mille ans le genre humain fait fausse route. À un certain carrefour, chemin à droite, chemin à gauche ; il a pris à gauche, et le voilà condamné aux fondrières à perpétuité, jusqu’à ce qu’il s’y casse le cou. Déplorable erreur ! Hélas ! tout est accident, aventure, et notre triste espèce est abandonnée à tous les hasards de ses caprices ; car d’admettre dans les affaires humaines un plan, une règle, — de s’imaginer, par exemple, qu’il est des événemens nécessaires, que, comme l’a dit un grand pape, « le mal concourt avec le bien pour l’harmonie de ce monde, » et qu’il y a pour le moins autant de logique dans l’histoire universelle que dans une pièce de théâtre passablement conduite, — cette idée n’a pu venir qu’à des rhéteurs, aux endormeurs de peuples, aux sophistes byzantins. Qui a le goût de la logique, qu’il étudie l’astronomie ! Mais l’histoire est un imbroglio où tout ne tient qu’à un fil, et ce fil casse à tout instant sans avertir…

Va pour sophiste ! J’en tiens. Ce mot ne me fait plus peur ; j’ai toute honte bue. L’astronomie a ses charmes ; il me plaît d’aimer mieux l’histoire. Les astres se laissent faire ; les hommes résistent, et je prends plaisir à voir comme, malgré eux, leurs passions font le jeu de la raison. Je te le dis, Paul : il est quelque chose de plus grand que l’obéissance des soleils accomplissant sans se lasser leur éternel voyage ; c’est le consentement involontaire des peuples à leurs destinées.

Ma foi ! mon cher, déraisonne qui voudra ! J’ai payé ma dette à la folie, elle m’a donné quittance. Vingt fois le jour, je répète cet adage : la raison gouverne le monde. — Et cet autre : tout ce qui est est raisonnable. Ajoute encore celui-ci : il faut s’accommoder du monde tel qu’il est, tout en lui demeurant supérieur. Un philosophe qu’il est de mode de décrier sans l’avoir lu m’a fourni ces trois apophthegmes, et à force de les répéter, ma parole d’honneur ! j’ai fini par y croire.

Je t’entends : tu vas me dire que ma morale est très immorale, qu’elle me condamne à vivre sans haine et sans amour, à tout respecter, le mal comme le bien… Un instant, s’il te plaît ! Les naturalistes peuvent s’assurer, le scalpel à la main, que le requin et le serpent à sonnettes sont deux êtres supérieurement organisés pour leur fin particulière, et qu’ils devaient nécessairement figurer dans la série des ébauches par où la nature s’est essayée à de plus nobles enfantemens ; — les naturalistes s’engagent-ils par là à vénérer le serpent, à s’extasier sur les grâces du requin ?… Trêve de vaines chicanes ! Admire plutôt comme ma doctrine est consolante,