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LE GRAND ŒUVRE.

Non, ne vous flattez pas, continuai-je, que de Bonald et de Maistre puissent exercer aujourd’hui quelque influence sur les esprits. Nous avons trop lu l’histoire qu’ils travestissent étrangement pour le besoin de la cause. Comme Hercule luttant avec Antée, leur tactique ordinaire est de faire perdre terre à l’ennemi et de le tenir en l’air pour l’étouffer. Quand on veut se dérober à leurs étreintes, il faut se rappeler bien vite quelque fait bien patent, quelque grosse vérité de sens commun qui d’un coup met à bas tous leurs raisonnemens. Ils étaient passionnés, et la passion, même sincère, est toujours sophiste. Ainsi, pour avoir meilleur marché de la société moderne, que font-ils ? Ils comparent aux misères du temps présent l’idéal ou les rêves du passé. Ce procédé de discussion est trop commode pour être équitable, et me rappelle l’argumentation de ces prédicateurs qui pensent établir la supériorité du christianisme sur toutes les religions de la terre en opposant le programme de la foi chrétienne, tel qu’il se trouve dans l’Évangile, aux pratiques des bonzes et des talapoins. De grâce, opposons programme à programme ou pratiques à pratiques et renvoyons tous les bonzes dos à dos.

Nous disputâmes longtemps, comme tu peux croire. En le reconduisant, je lui dis : — Mais que parlez-vous toujours de vos deux auteurs ? Etes-vous bien sûr qu’ils s’entendirent constamment entre eux ? À la vérité, ils se sont rencontrés dans une commune horreur pour la révolution, dans le mépris de l’écriture, dans la foi au droit divin et au péché originel, qui est la clé de tout. Hors de là, que de différences ! De Bonald est l’esprit le plus dogmatique qui fut jamais, se plaisant aux formules, aux déductions suivies et rigoureuses, et qui s’est peint lui-même quand il a dit que le travail du cerveau dans la composition ressemble à celui d’une femme qui dévide un peloton ; le malheur est qu’il raisonne très serré d’après des principes très arbitraires, et qu’il a tout prouvé sauf son commencement. Vous vous souvenez de cette rêverie hindoue qui fait reposer la terre sur le dos d’un éléphant, lequel repose sur une tortue. Et la tortue ? L’auteur de la Législation primitive n’en a cure ; il n’a pas su faire un sort à sa tortue ; il bâtit en granit des châteaux en l’air… Tout au rebours, de Maistre ne se pique guère de méthode. Esprit primesautier que sa fougue emporte, il s’avance par bonds ; il y a de l’imprévu, du soudain en lui ; c’est une imagination de proie ; il a de l’aigle les ailes, les serres, le cri aigu et l’éclair du regard. Le moins dogmatique des hommes, vrai Voltaire retourné, ce qu’il pardonna le moins à la révolution, ce fut d’être entrée dans la nuée, et d’avoir, elle aussi, dogmatisé. Ce nouveau Sinaï l’irritait, et par haine du dogme révolutionnaire il se fit le champion du vieux dogme ; mais dans cet esprit de feu tout