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fond comme dans un creuset, tout s’évapore, se subtilise, et les mystères de la foi révélée se transforment en imaginations bizarres, la folie de la croix en je ne sais quel romantisme de l’histoire. Oh ! qu’on a eu raison de dire que ce catholique est effrayant.

Mais ce n’est pas tout, de Bonald voulait ramener la société à l’état agricole patriarcal. Il met la simplicité des peuples agriculteurs bien au-dessus « de tout l’esprit des oisifs de nos cités. » Il condamne les capitales, les fabriques, les manufactures, le commerce, le progrès des lumières, le télégraphe, le coton, la chimie qui crée des poisons nouveaux et des gaz inflammables ; il loue Sparte, son brouet, sa monnaie de fer, tout ce qui rendrait moins rapide la circulation de l’argent, — ce qui ne l’empêchait pas d’estimer l’argent très nécessaire à la dignité des pères nobles, et, drapé dans le manteau de Caton, de gémir sur sa pauvreté… Que de Maistre est loin de ces utopies patriarcales ! Un Lycurgue chrétien n’est pas son fait. Il aime les arts, la littérature, admire le progrès des sciences et de l’industrie. C’est un homme de civilisation qui déclare la perfectibilité le plus bel attribut de notre espèce. Voyez plutôt dans ses lettres ce qu’il pensait des Sardes, de leur antique simplesse, de leurs sottes traditions, de leur routine aveugle ! Il les eût volontiers livrés à quelque gouvernement révolutionnaire pour qu’il se chargeât de les refaire à neuf, car cet élève des jésuites était en politique assez coulant sur les moyens ; pas de préjugés, peu de scrupules. En définitive il tient pour les gouvernemens qui donneront le plus de bonheur possible au plus grand nombre d’hommes possible. Je l’en crois sur parole : placez-le sur un théâtre digne de lui et supprimez l’épouvantail de la révolution, il y aurait eu en lui l’étoile d’un Pombal, d’un de ces hommes d’état du XVIIIe siècle qui rêvaient l’émancipation par le pouvoir.

Ajoutez que de Bonald déteste cordialement les Anglais, qu’il retrouve chez eux tous les caractères des peuples sauvages, le vol, la passion pour les liqueurs fortes, le divorce, l’imperfection des lois, le goût de la viande crue et sans pain ; de Maistre traite la constitution anglaise de chef-d’œuvre de l’esprit humain. Et tandis que l’un fait profession de mépriser la Grèce parce qu’il est impossible d’avoir des mœurs et des statues, l’autre ne se lasse pas de citer les poètes et les sages de ce peuple enfant, depuis Plutarque, où il découvre toutes les vérités sociales, jusqu’à Platon, qui renferme des pages plus qu’humaines. Enfin demandez-leur à tous deux ce qu’ils pensent des femmes. De Bonald, qui n’a pour elles que des paroles dures et les renvoie volontiers à leur quenouille, vous dira par exemple que même chez les femmes qui ont le plus d’esprit le goût n’est pas sûr. De Maistre convient qu’il a toujours eu un faible pour ce superbe animal.