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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

l’ancien garde-général, tous se turent. On ne l’aimait pas, c’était un bleu, car il n’entrait jamais dans l’église. Le souvenir de l’attaque de Bochardière, où il avait joué un rôle qu’on ne s’expliquait point, et l’étrange vie qu’il menait dans la forêt depuis trois mois l’avaient rendu suspect aux moins ombrageux. Ils lui firent place cependant, et le fils de son hôtesse lui montra d’un geste son souper tout prêt qui l’attendait. La vieille hôtesse elle-même, assise sous le manteau de la cheminée, les pieds dans la cendre chaude, se souleva sur son escabeau et parlant pour le nouveau-venu sans s’adresser à lui : — Ceux qui n’ont pas de pain ont grandement perdu aujourd’hui, dit-elle ; la douairière de Croix-de-Vie a rendu ce soir son âme au bon Dieu.

Alors plusieurs voix s’écrièrent ensemble que le bon Dieu faisait toujours bien ce qu’il faisait, que la douairière, toute noble et riche qu’elle fût née, avait passé une triste vie sur la terre qu’il était bien heureux pour elle d’être morte avant son fils. Ces derniers mots rétablirent tout à coup le silence dans la chaumière. L’hôtesse ranima les cendres et jeta un fagot dans le foyer. Une vive lumière remplit le logis et s’éteignit en un moment ; mais elle avait suffi pour montrer à Lesneven tous ces visages sérieux et attristés. Une femme se tenait seule dans un coin de la chambre, ses lèvres s’agitaient, elle priait tout bas. La piété profonde qui règne dans ces contrées, le respect et l’amour des seigneurs, que rien encore n’y a pu détruire, éclataient dans cette prière muette. Et pourtant les terres de Croix-de-Vie, bornées par la rivière, ne s’étendaient pas jusqu’à ce village, les gens de Sainte-Marie n’étaient point tenanciers du domaine ; mais ils l’avaient été autrefois, avant les temps nouveaux, avant la guerre, lorsque Croix-de-Vie embrassait tout le pays, et de cœur au moins ils l’étaient restés. Le fils de l’hôtesse se leva : il raconta que, tout enfant, il avait vu un jour le précédent seigneur, Martel Y, passer à cheval auprès de lui, dans la forêt. Une heure après, on relevait le marquis, la tête brisée sur les rochers. L’enfant encore était là. — En faisant ce récit, le jeune paysan passait la main sur son front, comme pour chasser cette vision sanglante, et tous ceux qui l’écoutaient se mirent à trembler. La vieille femme qui priait dans un coin interrompit son oraison, et demanda s’il était vrai que le marquis actuel eût déjà voulu se tuer un mois auparavant d’un coup de fusil, et qu’il se fût manqué. Ge bruit s’était répandu dans le pays. — Bon ! fit un homme en secouant la tête, il ne se manquera pas toujours, il saura bien en finir. — Une jeune fille prit la parole et dit : — Peut-être.

Elle ajouta qu’elle était allée la veille à Croix-de-Vie entendre la messe, et qu’elle avait demandé des nouvelles du marquis. Per-