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sonne ne le voyait plus. Il était enfermé dans l’aile du sud avec la marquise Violante et Chesnel ; sa mère seule était entiée dans son appartement depuis un mois, et chaque fois en était sortie plus malade et plus affaiblie. On disait à Croix-de-Vie que la douairière était morte de peur au moins autant que de chagrin, mais que rien ne pouvait effrayer la marquise Violante. Elle avait donné l’ordre de tenir le château fermé, et de n’ouvrir la grande porte qu’aux gens du pays qui venaient à la chapelle ; les médecins même ayant été mandés par la douairière, la marquise Violante n’avait point voulu les recevoir. Elle soignait son mari toute seule, le veillait la nuit et le jour. — On disait encore à Croix-de-Vie qu’elle le guérirait.

Les paysans écoutaient de toutes leurs oreilles, Lesneven de toute son âme. L’hôtesse quitta sa place sous le manteau de la cheminée ; ce fut le signal du départ pour les gens du village. Lesneven ne bougeait point. Les coudes appuyés sur la table où son repas était servi, le front dans ses mains, il agitait de si étranges pensées que parfois il doutait si, lui aussi, il n’entrait pas en démence. La vieille hôtesse s’approcha. — Vous oubliez votre souper, lui dit-elle. Ne recevant pas de réponse, elle regarda son fils, qui secoua les épaules d’un air de mauvaise humeur et de pitié ; puis tous deux passèrent dans la chambre voisine. La salle commune, où Lesneven paraissait vouloir demeurer cette nuit-là, n’était plus éclairée que par la lueur fumeuse d’une lampe où brûlait une huile grossière extraite des graines du chanvre : le foyer était mort. Lesneven redressa la tête et se vit seul dans le misérable réduit, il se leva. Il songeait à tout ce qu’il venait de lire à Bochardière dans le manuscrit de l’avocat. Maintenant il savait pourquoi le marqujs de Croix-de-Vie avait saisi un fusil pour l’en frapper le jour de l’assaut du manoir, pourquoi ce pauvre seigneur s’était évanoui, pourquoi il avait perdu l’esprit en entendant son nom ! C’est que ce nom était celui de l’homme qui avait poussé son ancêtre aux crimes que sa maison expiait encore après six générations et deux siècles. Ce nom était le nom fatal ! Et Lesneven se mit à rire de tout ce tissu de superstition, de crédulité, de faiblesse, de cette simplicité mêlée à un si grand égarement d’orgueil dont cinq hommes vaillans et robustes étaient morts. Il pouvait bien rire enfin, puisqu’il était seul, rire de la peur que lui, chétif, abandonné, deshérité de tout bien, de toute puissance, de toute force en ce monde, il avait fait à ce noble, à ce riche Croix-de-Vie rien qu’en se nommant. Et il se laissa tomber sur une chaise en s’écriant : — Aurais-je pu jamais deviner que j’étais pour lui l’homme du destin ?