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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

Et il riait. Sa gaîté pourtant était convulsive ; il ne s’en apercevait point, il la croyait pleine et franche. — Suis-je bien le descendant de ce Lesneven qui a mis à mal ce Martel Ier, disait-il tout haut ? Alors je sors de bonne souche ; l’avocat l’atteste, il s’y connaît. — Un souvenir tout à coup le frappa : son père autrefois ne lui disait-il point qu’un de leurs ancêtres, au dernier siècle, avait passé vingt ans dans une prison d’état et y était mort ? Voilà bien l’ancien Lesneven ; point de doute, ce prisonnier, c’était lui ; le tentateur, le maître en débauches du marquis vendéen dans la grande cité de perdition, le Paris de la régence, le voilà ! Pauvre seigneur de Croix-de-Vie ! pauvre sire ! Il faut avouer que jamais ni le vieux Marins Lesneven ni son fils ne s’étaient souciés de connaître les crimes qui avaient fait jeter leur aïeul dans cette terrible prison. Eh bien ! c’étaient ceux que le hardi compagnon de Martel Ier avait commis de moitié avec ce marquis dont la figure était si sombre. Ces crimes, le sixième descendant de Martel Ier les expiait encore. Lesneven y songea ; la loi d’expiation s’étendait peut-être bien jusque sur lui-même ! Voilà pourquoi il était malheureux, voilà pourquoi il était pauvre. Lui aussi, il payait sa dette à l’éternelle justice ; lui aussi, il était puni pour les mystérieux forfaits dont un de ses ancêtres s’était rendu coupable en 1720 !

Le jeune homme entr’ouvrit un moment la porte de la chaumière et respira l’air de la nuit. La Sèvre, dans le lointain, roulait ses flots avec un bruit menaçant ; la chênaie poursuivait là-bas sa plainte pesante. — Où suis-je ? se dit Lesneven en portant la main à son front. Où il était ? Dans le passé, dans le vieux monde, dont la seule mention autrefois lui faisait lever les épaules, tant il le croyait bien abattu pour jamais. De quel ton présomptueux il disait en ce temps-là : le vieux monde est mort ! — Il ne s’attendait guère à le voir si tôt debout devant ses yeux, à se trouver face à face avec un fantôme vivant, bien vivant, encore tout armé de ses lois vengeresses et de ses croyances aveugles. — Et moi, s’écriait-il, en parcourant la chambre à grands pas, moi le fils de mon père, je jouais sans le savoir un rôle dans une légende ! — Il repassait alors dans sa mémoire tout ce qu’il avait lu ce jour même à Bochardière. Cependant il ne riait plus. Ce vent de folie et de terreur qui soufflait sans relâche autour de lui était fait pour troubler les plus fermes cœurs, et le sien depuis longtemps était faible. C’est pourquoi, un instant auparavant, il se demandait : Où suis-je ? Il songeait d’ailleurs que le manuscrit de l’avocat n’avait pas servi seulement à lui apprendre pourquoi son nom faisait tomber en défaillance le marquis de Croix-de-Vie ; il savait aussi maintenant d’où venait le trouble de Violante à sa vue.