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avait ce que l’aveugle postérité, qui juge trop à son point de vue actuel, lui a reproché, l’orgueil de race. D’accord. Elle ne s’était pas laissé porter au flot des grandes idées de réforme du siècle; en un mot, la révolution avait marché beaucoup trop vite pour qu’elle en pût suivre le pas.

Enflammé par toutes les grandes pensées qui ont occupé l’esprit humain depuis l’origine des sociétés, saisi de cet enthousiasme philosophique dont l’Amérique devenue indépendante avait donné l’exemple, 89 avait entrepris d’achever l’œuvre de Louis XVI et de Turgot en abolissant à jamais la torture et les corvées; il avait, par l’organe de la constituante, proclamé la liberté des cultes la plus complète, remis la religion à sa véritable place, c’est-à-dire dans le sanctuaire de la conscience, et, prenant la liberté pour but et pour moyen, il avait proclamé la liberté civile pour tous, l’égalité de tous devant la loi, et répandu un bien-être général par la division des fortunes. Mais, encore une fois, la révolution avait marché trop vite pour la reine : elle eut peur des concessions faites, elle eut peur de la guerre civile, elle eut peur de la guerre étrangère et de l’émigration, qui les appelait toutes deux; trop d’horreurs avaient accompagné les élans généreux et calomnié la liberté, trop de fois le couteau lui avait été mis sur la gorge pour qu’elle dût croire que les commotions sanglantes pussent aboutir à étendre et consolider les notions de justice, à placer plus haut l’avenir social. Les surprises de la première heure l’avaient montrée frivole. Elle s’est bien corrigée de ces funestes surprises, elle les a bien expiées par ses luttes, par ses dévouemens héroïques, par les cruelles stations de son martyre de 89, de 91, de 92, de 93. Que de fois, à l’offre de la faire évader avec ses enfans, n’a-t-elle pas répondu que son sort était inséparable de celui du roi de France, et qu’elle ne partirait qu’avec lui! Elle s’est défendue sans jamais frapper, et de fait quel est donc le sang français qui jamais ait pu crier contre elle? M. Cuvillier-Fleury a raison, « le patriotisme l’accusait, la démagogie l’a condamnée, l’humanité l’absout[1]. »

Eh quoi! toutes ces victimes, monarchistes comme elle, livrées aux tigres de la ménagerie de Marat, de Chaumette et d’Hébert, n’étaient-elles donc pas françaises?

Malheureuse reine! calomniée de son vivant, immolée comme trop Autrichienne; trop Française pour les Allemands, aujourd’hui trop Autrichienne encore pour certains critiques français qui, importunés de ce qu’on relève une reine, ne voient que des paroles

  1. Études et Portraits, Marie-Antoinette.