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que soutenait et représentait en France M. Royer-Collard. Il me parlait de nos affaires comme M. Fries à Iéna, avec moins de vivacité et d’enthousiasme sans doute, mais avec un sentiment profond. Je puis attester qu’ayant souvent revu M. Hegel depuis 1817 jusqu’à sa mort survenue en 1831, je l’ai toujours trouvé dans les mêmes pensées, à ce point que la révolution de 1830, qu’il ne désapprouvait pas en principe, lui semblait très dangereuse en ce qu’elle ébranlait trop la base sur laquelle repose la liberté. Et lorsque, deux mois avant sa mort, je pris congé de lui à Berlin, il était aussi sombre sur notre avenir que M. Royer-Collard lui-même et par les mêmes motifs. Il craignait de jour en jour davantage que la royauté résistât mal à l’épreuve qu’elle traversait. Je me souviens très distinctement que je lui fis un sensible plaisir en lui apprenant que le grand ministre qui tenait alors si fermement les rênes du gouvernement français avait tout fait pour sauver l’ancienne dynastie et empêcher jusqu’au dernier moment une révolution, que le général Sébastiani, que M. Hegel avait vu chez moi à Paris en 1827, avait pensé et agi comme M. Casimir Perier, qu’ainsi, tant qu’il verrait ces deux hommes d’état à la tête de nos affaires, il ne devait pas désespérer de la France.

En religion, nos sentimens n’étaient pas fort différens. Nous étions tous les deux convaincus que la religion est absolument indispensable, et qu’il ne faut pas s’abandonner à la funeste chimère de remplacer la religion par la philosophie. Dès lors j’étais fort partisan d’un concordat sincère entre ces deux puissances, l’une qui représente les aspirations légitimes d’un petit nombre d’esprits d’élite, l’autre les besoins permanens de l’humanité. M. Hegel était bien de mon avis. Il poussait même le goût de cette conciliation si désirable jusqu’à faire toute sorte d’efforts pour gagner à la cause de la philosophie des théologiens tels que Daub à Heidelberg et plus tard Marheinecke à Berlin. Je possède encore une médaille frappée en son honneur à Berlin, en 1830, sur le revers de laquelle M. Hegel est représenté en philosophe antique, écrivant sous la dictée d’un ange, qui lui-même s’appuie sur la Religion tenant entre ses bras la croix de Jésus-Christ. Mais il ne croyait pas qu’aucune conciliation entre la religion et la philosophie pût s’accomplir ailleurs que dans le cercle du protestantisme; dès qu’il était question du catholicisme, M. Hegel oubliait nos communs principes, et quelquefois il se livrait à des emportemens assez peu dignes d’un philosophe. Un jour, à Cologne, allant ensemble à la cathédrale revoir le premier chef-d’œuvre de Rubens, et trouvant dans le parvis des femmes et des vieillards déguenillés étalant leurs misères et faisant marchandise de petites médailles bénites et autres objets