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d’une dévotion superstitieuse, il me dit avec colère : « Voilà votre religion catholique et les spectacles qu’elle nous donne! Mourrai-je avant d’avoir vu tomber tout cela? » Je n’étais pas embarrassé pour lui répondre, et il finissait par reconnaître et par convenir que le christianisme, étant la philosophie des masses en même temps qu’il est la religion des philosophes, ne peut pas rester sur les hauteurs où nous élèvent saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas et Bossuet, et qu’il lui faut bien aussi se faire peuple avec le peuple. Cependant le vieux luthérien murmurait toujours, et en dépit de toutes ses lumières M. Hegel demeurait une sorte de philosophe du XVIIIe siècle.

Il l’était en effet, et ni l’âge ni l’expérience ne l’avaient délivré des préjugés de la philosophie de sa jeunesse. Le temps et des instincts d’une incomparable grandeur ont pu conduire M. Schelling dans la dernière partie de sa vie à des vues nouvelles, plus hautes et selon moi plus philosophiques : jamais ni l’esprit ni l’âme de M. Hegel n’ont un moment changé; il ne dissimulait pas ses sympathies pour les philosophes du dernier siècle, même pour ceux qui avaient le plus combattu la cause du christianisme et celle de la philosophie spiritualiste. Comme Goethe, il défendait jusqu’à Diderot, et il me disait quelquefois : Ne soyez pas si sévère, ce sont les enfans perdus de notre cause.

On pense bien que l’histoire de la philosophie tenait une grande place dans nos entretiens. Je dois l’avouer, M. Hegel penchait plus du côté d’Aristote que du côté de Platon, ce qui était juste l’opposé de mes instincts et de mes goûts, quoique assurément j’admirasse beaucoup Aristote, et que depuis j’aie contribué, je crois, à le remettre en honneur parmi nous[1]. Et M. Hegel ne parlait pas de ces deux grands hommes sur la foi des historiens : il les avait lus, et il était familier avec leurs écrits les plus célèbres. Aussi m’encouragea-t-il beaucoup dans mon dessein de m’occuper sérieusement de philosophie ancienne, et il approuva fort que j’étudiasse les alexandrins sous les auspices de notre ami Creuzer. Il n’avait aucune connaissance directe de la philosophie scolastique, mais il était tout pénétré de Descartes; il n’hésitait pas à le proclamer le père de toute la philosophie moderne. Que de fois ne m’a-t-il pas dit : « La France a fait assez pour la philosophie en lui donnant Descartes! » Quand plus tard j’entrepris une édition complète des ouvrages du grand métaphysicien, il m’en félicita avec effusion.

  1. Osons dire que depuis deux siècles il n’y avait pas eu en France une étude un peu sérieuse d’Aristote avant le concours ouvert par l’Académie des sciences morales et politiques sur la Métaphysique d’Aristote. Voyez FRAGMENS DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, p. 109, etc.