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ce qui doit être mis dans l’esprit. La primordialité du premier état ou état théologique à l’égard des deux autres est évidente, et la gradation du passage entre les trois ne l’est pas moins.

Ce qui a graduellement ébranlé dans l’esprit des hommes les philosophies théologique et métaphysique, c’est d’une part l’invérification qui leur est inhérente (il a toujours été impossible de vérifier a posteriori leur dire), et d’autre part l’incapacité où elles ont été de s’unir avec les sciences positives (il a toujours été impossible d’établir un rapport qui permît soit de remonter de la science à la théologie ou à la métaphysique, soit de descendre de la théologie ou de la métaphysique à la science). Ce qui fait l’ascendant croissant de la philosophie positive, c’est qu’il n’est rien dans la science qui n’y aboutisse, et rien dans cette philosophie qui ne redescende à la science. Jamais si vaste développement n’a été ouvert à la méditation, jamais le vol de la pensée humaine n’a été tracé à une si grande hauteur.

Ainsi toute la philosophie, telle que l’histoire nous la présente, provient de trois sources : l’opinion que les choses sont gouvernées par des volontés, la raison abstraite et l’expérience. Ce dernier terme, c’est M. Comte qui l’a ajouté, et avoir ajouté un terme à une pareille série, quel effort et quel succès! La marche, on le voit, est, comme cela doit être, du moins difficile au plus difficile. La plus ancienne est une inspiration suggérée par le premier coup d’œil jeté sur les choses ; la seconde est un travail énergique de la réflexion; la troisième succède et ne peut succéder qu’à des progrès continus dans tous les domaines du savoir.

Par quel procédé M. Comte est-il parvenu à fonder sur l’expérience acquise, je viens de le dire, dans tous ces domaines, la base d’une philosophie? A son point de vue, M. Mill se croit justifié à écrire que la philosophie dite positive est non pas une récente invention de M. Comte, mais une simple adhésion aux traditions de tous les grands esprits scientifiques dont les découvertes ont fait la race humaine ce qu’elle est. Les grands esprits scientifiques! ce terme implique pour moi une confusion. S’agit-il de philosophes? Eh bien! les philosophes appartiennent à la théologie et à la métaphysique, et ce n’est pas leur tradition que M. Comte a suivie. S’agit-il de ceux qui ont illustré les sciences particulières? Eh bien ! ceux-là n’ayant pas philosophé, M. Comte n’a pu recevoir d’eux sa philosophie. Ce qui est récent dans la philosophie positive, ce qui est l’invention de M. Comte, c’est d’avoir conçu et construit une philosophie en choisissant dans l’œuvre des sciences particulières et des grands esprits scientifiques des groupes de vérités tels qu’on pût leur appliquer une méthode.