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lant des yeux effroyables. Je crus qu’il allait tout mettre à sac, je reculai de deux pas et recommandai mes meubles à Dieu. Il tenait dans sa main une lettre qu’il agitait en l’air : je compris où le bât le blessait; mais je dois lui rendre cette justice qu’il avait respecté le cachet. Il s’était contenté de happer au passage la négresse, de la confesser, de faire main basse sur le poulet.

Dès qu’il put parler : — We have a crow to pluck together ! s’écria-t-il; ce qui signifie à peu près : nous avons maille à partir ensemble. — Et il ajouta : — J’aurai l’honneur de vous couper la gorge.

— Faites, lui dis-je en me rasseyant; ne vous gênez pas.

— Vous êtes l’ennemi juré de mon bonheur, cria-t-il encore. Il ne vous suffit pas de m’avoir volé des châtaigniers, maintenant...

Je me chargeai d’achever sa phrase : — Et maintenant je vais vous voler Georgette. N’en croyez rien. Je veux seulement qu’elle s’appartienne, et j’y mettrai bon ordre.

Mais lui, mugissant comme un taureau blessé : — Qu’y a-t-il dans cette lettre?

— Qui vous tient de l’ouvrir? lui dis-je. Vous n’avez point de préjugés.

— Tout à l’heure je la lui porterai, et demain je vous couperai la gorge.

À ces mots, avisant sur la table une carafe, il la fit voler par la fenêtre. J’ouvris une armoire, j’en tirai une coupe en verre de Bohême, et la posant devant lui : — Cassez encore cette coupe, lui dis-je; elle a plus de prix que la carafe.

Mon flegme le démonta. Il s’adossa au mur, baissa la tête, parut rêver, puis se redressant brusquement :

— Je suis bien bon de me fâcher. Je vous dois des remercîmens. Vous avez joué supérieurement votre rôle. J’avais juré d’en finir avec la comédie des poupées; c’est pour cela que je vous ai député auprès de Georgette. J’étais sûr qu’un joli garçon tel que vous ne pouvait rester cinq secondes avec une jolie fille sans lui conter fleurette... Savez-vous comme on prend les oiseaux à la pipée? Vous avez chanté votre petit air; le cœur de Georgette a reconnu cette musique, — et l’oiseau d’accourir!

Et se frottant les mains, comme pour se mettre en gaîté : — Pourquoi donc suis-je fâché? C’est stupide; j’ai fait ma volonté. Et si l’aventure tourne mal, je saurai sur qui passer ma colère, ce qui est encore pour moi un grand sujet de satisfaction. Non, je ne veux plus me fâcher, et c’est sans me fâcher que je vous couperai la gorge; car, my good fellow, quoi qu’il arrive, c’est à vous que je m’en prendrai de tout.

— C’est bien ainsi que je l’entends, lui dis-je; bonsoir.