Madère, 26 février.
La première relâche d’un long voyage a un charme particulier ; il semble que l’on y apporte je ne sais quelle virginité d’admiration que l’on ne retrouvera plus aux autres haltes de la campagne. Ce sentiment, on l’éprouve à Madère plus qu’ailleurs, en hiver surtout. Nous laissions en arrière cette triste saison dans toute la laideur que lui imprime la civilisation, c’est-à-dire non pas telle qu’on peut l’admirer dans les âpres et grandioses paysages du nord, mais sombre, humide, pluvieuse, boueuse, telle qu’on la voit trop souvent dans nos villes de province, telle qu’on la voit toujours sur les quais de Rochefort… Et voilà que quelques jours de mer ont suffi pour que cet hiver fît place au printemps le plus idéal qui se puisse rêver. Un printemps éternel, c’est là la grande séduction de cette île charmante,
…….. Filha do Oceano,
Do undoso campo flor, gentil Madeira.
Aussi tous les marins l’ont-ils vue sous le même jour enchanteur,
et ont-ils tous conservé le même souvenir de ce climat privilégié,
également éloigné des ardeurs du tropique et des froids de nos
régions. Lequel d’entre eux n’a gravi ces hautes montagnes, au
pied desquelles de frais villages se cachent sous la verdure ? Lequel
ne voudrait revoir le curral das Freiras, le curral das Romeiras, et
suivre de nouveau ces sentiers ombreux si hardiment accrochés aux
flancs de précipices abrupts. Peu de points du globe inspirent à
un égal degré le désir d’y vivre quelques mois dans le repos et
l’oubli de toutes choses ; avec ses allées bordées d’arbustes en fleur,
ses quintas ensevelies sous d’épais massifs, ses jardins embaumés,
on dirait d’un vrai nid d’amoureux, et c’est du reste à la faveur
d’une légende amoureuse que ce joyau de l’Océan fit jadis son entrée dans le monde, en l’an de grâce 1346. Deux amans, Robert
Machim et Anna d’Arfet, s’étaient enfuis de Bristol pour aller chercher en France un abri contre la rigueur de leurs parens. La tempête se mit de la partie, et souffla pendant treize jours et treize
nuits avec une telle violence que le couple fugitif, au lieu d’aborder
prosaïquement à Boulogne ou à Calais, se vit un matin jeté sur la
rive d’une île inconnue ; mais la pauvre Anna, trop affaiblie pour
admirer la riche nature qui l’entourait, ne tarda pas à succomber,
suivie de près par son époux inconsolable. Après les avoir enterrés
sous un cèdre, leurs compagnons reprirent la mer, furent jetés sur
la côte du Maroc, où ils devinrent esclaves des Maures, et firent
part de leur découverte à un Portugais nommé Morales, captif