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l’autre et mettant à néant l’espoir des vignerons, si bien qu’en 1854 l’exportation était descendue à deux mille pipes. Elle se relève à peine aujourd’hui ; encore beaucoup du vin que l’on recommence à exporter provient-il de l’île voisine de Porto-Santo.

J’ai dit l’extrême attrait de Madère. Ce n’est que dans le merveilleux climat de cette nature exceptionnelle qu’il faut le chercher, car l’île n’a pas d’intérêt historique, quoiqu’elle ait eu l’honneur d’être canonnée par Cook, et l’on n’y peut signaler aucun monument, si ce n’est, dans la rue do Esmeraldo, la maison jadis habitée par Colomb lorsqu’il épousa la fille de Perestrello. Nombre d’autres maisons, aux portes surmontées d’armoiries sculptées dans la pierre[1], indiquent l’ancienneté des familles qui les habitent ; mais cette société est restée fidèle aux traditions claustrales des mœurs portugaises, et l’on n’en a d’autre révélation que le dimanche à l’église, ou parfois, à la tombée du jour, par le coup d’œil de quelque dame en grande toilette, traversant majestueusement les rues en palanquin. Qu’importe d’ailleurs l’absence de société à la gloire de cette île si hospitalière ? Son charme gît en elle ; qui l’a vue une fois ne l’oublie jamais, et s’il fallait la caractériser d’un mot, rien ne lui conviendrait mieux que la devise trop rarement vraie : aimée pour elle-même !

Bahia, 28 mars.

Passer de Madère à Bahia, du Portugais au Brésilien, c’est rester avec le même peuple peut-être, mais comme on y resterait en passant en Allemagne d’une ville d’eaux cosmopolite à quelque antique et calme cité de Saxe ou de Westphalie. Bahia est en effet la ville brésilienne par excellence, pure de tout mélange étranger, et probablement telle aujourd’hui à bien des égards qu’elle était il y a cent ans, lorsqu’elle servait de siège au gouvernement de la colonie. C’est toujours en chaise à porteurs que l’on y gravit les rampes escarpées qui relient le port aux quartiers opulens ; la foule s’y agenouille toujours indistinctement sur le passage des processions, comme si la ville n’avait perdu aucune des soixante-deux églises dont elle s’enorgueillissait jadis, et, à voir la multitude de nègres qui encombre les rues, on pourrait se croire encore à l’époque où la traite expédiait chaque année 50,000 noirs d’Afrique au Brésil. Le progrès moderne a pourtant pénétré à Bahia sous la forme d’un chemin de fer destiné à faire un jour ou l’autre le tour de l’immense baie qui a donné son nom à la ville ; mais ce chemin ne

  1. Une de ces maisons, portant la date de 1618, appartient à la famille d’Ornelas, qu’une tradition fort douteuse chercherait à rattacher à la maison d’Orléans, dont son nom est l’anagramme.