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fond d’un lit, Tiballe, s’il eût vécu sous les tropiques, l’eût représenté sans doute abrité par une vaste verandah, étendu sur un fauteuil de rotin, le cigare à la bouche et les pieds au niveau de la tête, pendant qu’autour de lui la nature semble vouloir renouveler les horreurs du déluge. Ainsi se passa notre première soirée d’extrême Orient, jusqu’à ce que les grondemens de plus en plus éloignés de la foudre nous permissent de regagner le bord. Au jour, les côtes de Java étaient loin derrière nous.

14 juin, détroit de Rhio.

Lisez-vous quelquefois, capitaine? demande un passager au commandant d’un vaisseau de la compagnie des Indes. — Oui, monsieur, beaucoup. — Et que lisez-vous? — Horsburgh’s Directory, les Instructions d’Horsburgh. — Cette boutade de je ne sais quel roman de Marryat me revient en mémoire pendant les trois jours que nous mettons à franchir la mer des passages, car, malgré la fâcheuse opinion que le romancier veut donner du goût littéraire des marins, nous aussi nous lisons Horsburgh, et indépendamment de ses mérites nautiques, qui ne sont pas ici en cause, nous y trouvons un intérêt que n’offre pas habituellement ce genre de lecture. James Horsburgh, dont le livre fut si longtemps l’oracle des navigateurs dans l’Inde et en Chine, était l’un des capitaines de l’East India company. Les navires qu’il cite trafiquaient dans ces contrées tant à la fin du dernier siècle qu’au commencement de celui-ci, et leur nombre est la meilleure preuve de la vitalité de cette marine anglaise, qui dès lors préparait sur les côtes de Chine le magnifique développement commercial que nous y admirons de nos jours. Pendant qu’en Europe il semblait que la Grande-Bretagne eût employé toutes ses forces vives dans les luttes de géant de l’épopée napoléonienne, pendant que les mille vaisseaux de sa flotte de guerre sillonnaient en tout sens l’Atlantique et la Méditerranée, d’autres flottes richement chargées sortaient chaque année de la Manche pour se rendre aux confins les plus reculés de l’Asie. Les coups de tonnerre avaient beau se succéder sur les champs de bataille du continent; Austerlitz éblouissait le monde, Leipsig l’épouvantait, Waterloo l’enivrait….. Le Royal-Charlotte ou le Bombay-Castle n’en accomplissait pas moins périodiquement les voyages indiqués par le retour périodique des moussons. C’était ce silencieux et caractéristique épisode de l’histoire contemporaine dont je retrouvais les traits épars à chaque page d’Horsburgh, en y suivant pas à pas, même aux années les plus sombres de la guerre, les progrès de la difficile hydrographie de ces mers. Jusqu’à l’île de Banca,